Une horde qui court vers l'essentiel de la littérature et de la vie par Alain Damasio
« Et si un homme auprès de nous vient à manquer à son visage de vivant, qu’on lui tienne de force la face dans le vent » : publié il y a quinze ans, ambitieux, puissant, joueur et songeur, l’un des très grands romans contemporains.
À la cinquième salve, l’onde de choc fractura le fémur d’enceinte et le vent sabla cru le village à travers les jointures béantes du granit. Sous mon casque, le son atroce du roc poncé perce, mes dents vibrent – je plie contre Pietro, des aiguilles de quartz crissent sur son masque de contre. À terre, dans la ruelle qui nous couvre, deux vieillards tardifs qui clouaient un volet ont été criblés ; plus loin au carrefour, je cherche en vain la poignée de mômes qui crânaient front nu en braillant des défis que personne, pas même nous, ne peut à cette puissance, et sous cette viscosité d’air, relever. Toute la Horde est à présent plaquée contre la face ouest d’une bâtisse qui nous a paru un peu moins pitoyablement jointoyée que les autres, à attendre le ressac, la courte pause dans l’accélération, qui nous permettra de contrer dans le dédale des rues jusqu’aux fortifications, puis au-delà, si l’on sort. Si l’on se décide – finalement – à sortir. Des dômes les plus hauts, du métal tordu crie dans les accalmies, une éolienne grince, hoquette – elle repart… Se bloque. Les pales crépitent sous la grenaille. Une rafale encore – et le bruit se fond dans le rugissement saturé. À ma gauche, un chat oblong se cale, ébouriffé, dans une encoignure trop étroite pour lui, et volent les jouets cassés, des bancs qui raclent et des tuiles de terre cuite arrachées et jetées comme à la main à trois mètres de nous. Il n’y a plus de doute maintenant, pour personne : le furvent arrive. Il sera là dans l’heure. Il s’annonce, comme toujours, en quintet. Et il ne laissera rien debout ici, dans ce bled qui ne figurait sur aucun carnet de contre, tant son plan carré, ses ruelles axiales et son architecture en pisé auraient fait hurler une Oroshi de huit ans.
]] Barbak, √ Sveziest et ≈ Coriolis, les crocs, ∂ Boscavo Silamphre, l’artisan du bois, ~ Callirhoé Déicoon, la feuleuse, ◇Léarch, l’artisan du métal, ∫ Larco Scarsa, le braconnier du ciel, ‹› Aoi Nan, la cueilleuse et sourcière, (.) Alme Capys, la soigneuse, ϰ Oroshi Mélicerte, l’aéromaître, ∞ Horst et ∞ Karst Dubka, les ailiers, ˇ∙ Darbon le fauconnier et ^ Tourse l’autoursier, oiseliers-chasseurs, )- Arval Redhamaj, l’éclaireur, ‘, Steppe Phorehys, le fleuron, > Firost de Toroge, le pilier, ¬ Talweg Arcippé, le géomaître, ∆ Erg Machaon, le combattant-protecteur, ¿‘ Caracole, le troubadour, ) Sov Strochnis, le scribe, π Pietro Della Rocca, le prince, et Ω Golgoth, le traceur : dès la page de garde énumérant les membres de la Horde et leurs titres ou fonctions – ainsi que les signes typographiques spécifiques qui introduiront pour chacune ou chacun leur prise de parole ou de point de vue tout au long de ces 700 pages numérotées en compte à rebours -, la lectrice ou le lecteur saisit, même si c’est encore confusément, que le deuxième roman d’Alain Damasio, publié en 2004, cinq ans après « La zone du dehors », ne sera décidément pas tout à fait un roman comme les autres.
Dans un univers étrange dont l’on découvrira assez vite la topographie bien particulière, ruban encadré de montagnes infranchissables, où le vent circule en permanence, toujours dans le même sens, venant de l’Extrême-Amont et allant vers l’Extrême-Aval, avec une force pouvant varier du doux zéphyr à la tempête cataclysmique et presque inimaginable, les vingt-trois membres de ce singulier équipage remontent à contrevent, année après année, en direction des sources du vent, comme d’autres hordes avant eux. Aucune de ces structures hautement spécialisées, aux techniciens essentiels dûment formés, souvent depuis leur enfance, n’est jamais remontée aussi rapidement jusque là, la horde de Golgoth, neuvième du nom, pouvant se targuer dès le début du roman d’avoir parcouru le chemin qui la sépare déjà de son point de départ, Aberlaas, la grande cité de l’Extrême-Aval, en trois années de moins que la horde précédente, celle du père du traceur de celle-ci, justement.
Ω Dès que j’ai reniflé le blaast, à l’odeur de froid, j’ai su que ça allait charcler. J’ai enfoncé mon casque de cuir plein front, sanglé le pourpoint, sec. Jusqu’au groin. Puis j’ai plongé la tête et je suis rentré dedans. Au schnee. Dans la ruelle, ça picorait au bec dans les joues. À y foutre les mains. J’ai culbuté le flux, j’y ai mis des coups d’épaules, droite, gauche, cadré, en appui. Une chaise m’a enflé le genou, les tuiles valdinguaient par-dessus nos têtes. J’ai évité de trop longer les burons, à cause des chars à voile chaînés au crochet, qui tossaient brutaux, à entailler les murs. Je pige pour Coriolis. Elle caque, c’est son premier furvent. Une pucelle encore, qui serre les cuisses. Mais putain, on va la couvrir ! Au mieux. On lui a déjà pris le chariot des pognes. Quoi ? On tient à elle. Eux surtout. Une gamine encore, mais qui doit apprendre le cri. Elle a la gniaque. J’ai dit : « Stop ! » et on s’est tassés dos au mur d’enceinte. Derrière nous, des bicoques s’effondrent. Le hameau se prend le déluge rouge, ventral. Des tas de sable, qu’on dirait versés du ciel par des laveuses, à grands seaux. Pas vraiment chichement !
« La horde du contrevent » est bien, de manière centrale, un roman d’aventures archétypique, contant avec souffle et puissance les tenants et les aboutissants progressivement révélés d’une quête absolument hors normes, dont les caractéristiques physiques dominantes sont régulièrement confrontées à de subtiles variations politiques qui ne se construisent qu’au fur et à mesure de leur prise de conscience par certains des personnages. Ce roman d’aventures se hisse toutefois aux sommets, encore au-delà de la singulière expérience qu’en proposent son décor et ses protagonistes, grâce à une redoutable orchestration polyphonique, extrêmement réussie (les marques typographiques permettant initialement d’identifier chaque point de vue narratif deviennent rapidement secondaires, et se fondent dans un autre projet, celui de la description rythmique du vent rencontré, à chaque pas ou presque, par la typographie déterminée d’une méthode abrégée de notation quasiment musicale) là où tant d’autrices et d’auteurs échouent régulièrement à écrire la différence, et grâce à une ambitieuse construction de métaphores enchâssées, de la plus simple et la plus tactique à la plus complexe et à la plus englobante, en s’appuyant sur un questionnement philosophique tirant merveilleusement parti des heuristiques deleuziennes (« Nietzsche et la philosophie » me semble ici essentiel, parce qu’il permet sans doute de mieux saisir la fonction réelle du chameau, du lion et de l’enfant nietzschéens dans la topologie politique de « La horde du contrevent », et « Mille plateaux » y fournit déjà son fort contingent de pistes et de balises) chères à l’auteur, mais en les distillant d’une manière profondément plus littéraire et plus poétique, et et nettement moins « conférencière » que dans « La zone du dehors » auparavant.
¿‘ Eh oh, Golgoth, on laisse la hordaille confabuler à l’encan, chacun avec sa chacune – débat, dispute et querelle ? Pourquoi tu ne leur claques pas le soufflet ? Ah, il se lève, le Goth, il sort sa trombine longue et massive, avec son renifleur aux narines dilatées, un modèle d’origine, très utile pour chasser la morve. Il passe devant nous, trapu, front à bosse, s’agite et turbule, ainsi que toujours, et si délicatement crache et recrache, vas-y, Taïaut, superbe d’élégance ! Un filet de salive est pris dans sa barbe rousse, qu’il essuie. Il va jusqu’à Steppe, revient vers Talweg, dit trois mots à Oroshi, regarde Pietro, un ballet de fée, tout en souplesse et labour. Il nous fait signe de décoller du mur et de former un arc de cercle. Tout le monde s’exécute, pour ma part en tête et prestement. Il va s’exprimer !
– Vous vous souvenez du dernier furvent qu’on a morflé ? Je pourrais vous le vider par terre, d’une traite. Comment on a perdu Verval, arraché par son traîneau. Comment on a perdu Di Nebbé, un solide ailier pourtant. Il avait bouffé tellement de sable sur une seule rafale qu’il a plus pu se relever et quand il s’est foutu à genoux pour vomir, il a été fauché par une barrière qui dérivait, avec Karst et Firost. Eux sont encore là, Vent merci. Mais lui a été égorgé par la putain de clôture. On n’a même pas pu retrouver son corps le lendemain. Le furvent qui pointe son pif, ça ressemble comme deux bourrasques à ce qu’on a vécu. Même semi-désert merdique, même sol foireux qui va vous glisser sous les crampons si on trace pas dans les bancs de sable. Je voulais vous le dire ce matin. Mais j’ai pas pu. Alors je vais vous le tasser maintenant.
‹› Le ressac vient de commencer. Un silence suspendu, très apaisant, laisse les mots de Golgoth se détacher sur le granit du murx:
– Vous êtes le meilleur Bloc que j’ai jamais remorqué. Peut-être pas le plus physique, ça non, mais le plus percutant en contre. Le plus compact. On est liés, les gars, je sais pas dire mieux…
– Noués…
– Noués, ouais Sov, noués dans un nœud de boyaux à nous. Avec vous autres, je sais que je peux tracer plus loin que mon père n’ira jamais. Je sais que je peux aller au bout. J’ai pas envie de perdre une seule pavasse du Bloc qu’on forme. Même pas Sveziest qu’est encore un peu léger, même pas Alme ou Callirhoé, les deux emmerdeuses. Même pas ce troufion de Caracole qui capte rien à ce qu’est un Pack, mais qui a l’intuition, allez savoir comment, du rafalant. Je vais vous dire ce que je pense : tant qu’à finir raclé, j’aimerais autant que ce soit de l’autre côté de ce mur, et tous ensemble, qu’ici dans ce village d’abricots qu’a même pas une tour où fixer un drapeau ! Sortir maintenant, pas la peine de caqueter une heure là-dessus, ça craint… Aucun traceur carré dans son plot ne prendrait ce risque. Moi je le prends. Même si je dois m’enquiller le schnee en solo, avec mon casque et mon plastron ! Je ne force personne à suivre. Si vous, le Pack, vous voulez assurer le coup, assurez-le !
Il se moucha une narine puis renifla :
– Alors qui veut rester planqué ici ? Levez haut la pogne !
Ne relâchant pas un instant son effort de péripétie, de réflexion et de poésie, « La horde du contrevent »est, à la relecture comme lors de sa découverte jadis, l’un de ces romans encore relativement rares qui possèdent le pouvoir de façonner leurs lectrices ou leurs lecteurs, de les conduire en beauté à travers diverses interrogations aussi subtiles qu’essentielles, en confrontant patiemment le collectif et l’individuel, la signification et l’essence, l’engagement et l’intériorité, en un hommage intrinsèque à ce que peut la littérature (et donc aussi, certainement, à ce qu’elle ne peut pas).
π Ici comme ailleurs, dans tous les villages d’abrités où nous étions reçus, j’attachais une rigide importance à ce que nous pouvions laisser dans l’esprit des enfants. Moins que d’autres, je ne savais si le but de notre vie avait un sens. Mais je savais, plus que quiconque, qu’elle avait une valeur. Par elle-même, directement, hors de toute réussite ou déroute. Cette valeur venait du combat. Elle venait du rapport profondément physique que nous avions au vent. Un corps à corps. Elle venait de la qualité impressionnante de notre Fer et de notre Pack. De l’épaisseur à peine concevable de connaissances et d’expériences dont nos os avaient hérité. Elle venait d’une noblesse de coeur et de rage dont je me sentais, avec Golgoth, le premier porteur. La noblesse, chez les abrités, était une valeur délitée. Ils l’associaient aux signes : une élégance, une sorte de discrète richesse qu’étayaient un registre de gestes et de langage, des manières et des bannières… Toute une symbolique sans laquelle elle devenait à leurs yeux irrepérable.
Alain Damasio - La Horde du contrevent - éditions La Volte,
Charybde2 le 1/06/19