Puissant chagrin d'amour poétique avec Marie-Andrée Gill
Le chagrin d’amour comme il a rarement été chanté, pleuré, souffert et souri – presque.
Née dans la communauté ilnu de Mashteuiatsh, dans le Saguenay-Lac-Saint-Jean, la poétesse québecoise Marie-Andrée Gill nous offre en ce début 2019 un troisième recueil, toujours chez La Peuplade. Après « Béante » (2012) et « Frayer » (2015), elle affecte un instant de délaisser la complexe alchimie des doubles identités autochtone et québecoise, et de leurs fabrications intriquées par l’apprentissage dès l’enfance et les explosions de la jeunesse, pour se pencher avec une énergie extrême sur le phénomène d’apparence universelle qu’est le chagrin d’amour, intime, profond et personnellement ressenti, jusqu’au bord de la folie.
J’aurais voulu qu’on se braconne encore un peu,
que tu me recouses la fourrure avec tes mitaines,
que tu me twistes le coeur correct tsé comme on
remet un cadre droit ; je t’aurais montré que je sais
sourire avec ça moi la carcasse du mot anxiété.
La sensation vécue et retranscrite ici est aiguë, tenace et violente. Marie-Andrée Gill, avec une gouaille poignante, se saisit à bras-le-corps (et à plein cœur) du vacillement de folie authentique introduit dans le décor intime par le départ de l’homme qui dansait avec les moto-neiges, et par le mélange délicat (mais hautement instable et explosif) né de la tristesse, du dépit, de la résignation à venir et de la colère largement rentrée, pourtant. Pour que subsiste avant tout, lancinant, le souvenir de tant de moments quotidiens et doux, fanfarons et drôles, partagés et uniques.
Des fois, je ferme les yeux et je fais comme si j’étais là :
Tu mets du choke, tu tires sur la crinque, ça décolle
dans un nuage noir. Il a tombé pas mal de neige,
faudrait pas rester en rack, j’ai même pas de soute.
Tout ce qui m’entoure ressemble à la phrase être à
la bonne place. Tu contournes les arbres dans la nuit,
tu vires sur un dix cennes ; les branches dans le front,
les flocons dans les yeux : c’est sûr que c’est pas avec
toi que je vais rester pris.
Je me dis que ça ferait un beau titre de quelque
chose : Il danse avec les ski-doos.
Surtout, pour nous emmener au cœur de cette folie à deux désormais réduite aux acquêts et devenue bien solitaire, Marie-Andrée Gill invente pour nous une langue spécifique, tendrement acérée et brutalement songeuse, une langue qui semble jouer pleinement des possibilités offertes par le jeu entre les niveaux de langue, précisément, pour traduire en finesse et en violence nécessaire les oscillations de ce mal ardent – et qui joue aussi avec art des croisements de lexiques, mettant en scène discrètement les arbitrages significatifs entre anglicismes intégrés au québecois du quotidien, idiomatismes rusés et échappées éventuellement improbables (posant toutefois pour la lectrice ou le lecteur « français de France » la question presque rituelle de la capacité à apprécier réellement certaines variations linguistiques, fatalement inscrites au sein d’un « exotisme » charmeur qui n’est évidemment pas celui perçu de la lectrice ou du lecteur à Saguenay ou à Chicoutimi).
Toujours en train d’écrire de quoi pour survivre,
j’invente des listes de choses à faire, déconstruis
les structures fanées des rêves dociles : oignons
revenus et soupes chaudes, chanterelles et tartes
aux pommes ; nos accidents de bonheur simple.
Même si la fuite aplatit les contours, l’attente est
une lueur lourde sur la matérialité des mots.
Pourtant, je sais quoi faire et pas faire, j’ai le manuel
de ces affaires-là, les rituels.
Quelque chose en moi garde sa lampe allumée –
une déchirure, pas tout à fait une blessure, plutôt
comme quand les nuages s’ouvrent là au milieu,
entre les poumons – une envie qui peut pas
s’empêcher de chercher le trouble, provoquer
la rencontre, essayer n’importe quoi tout à coup que.
Nous avons la joie d’accueillir Marie-Andrée Gill chez Charybde (Ground Control) ce jeudi 30 mai à partir de 19 h 30, en compagnie de Charles Sagalane, de Larry Tremblay et de Marie-Hélène Voyer, dans le cadre de la tournée poétique française de La Peuplade.
Je touche du bois, je ferme ma bouche mais je
continuerai quand même à le dire dans les silences
de la portée :
si vous me cherchez, je suis chez nous,
ou quelque part sur Nitassinan,
toutes mes portes et mes fenêtres sont ouvertes
je chauffe le dehors.
Marie-Andrée Gill - Chauffer le dehors - éditions La Peuplade Poésie,
Charybde2 le 4/06/19
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