Igor, le dernier plongeon non genré de Tyler the Creator
Le hip hop en versant psyché a de nombreux adeptes au fil de son histoire mouvementée : du De La Soul en formule daisy age à Kaytranada, en passant par Outkast, mais la version proposée par Tyler the Creator est renversante par son usage extensif de tous les registres musicaux qui comptent. Igor, un nouvel album bluffant, à dominante rainbow color.
Et en parlant de groove qui amène au hip hop, il faut aussi citer les Sly Stone et autre George Clinton qui ont balancé le funk en bousculant les frontières musicales pour le balancer ailleurs, vers la techno ou Prince… Mais de Odd Future qui a implosé en imposant des routes divergentes aussi bien à Tyler qu’à Earl Sweatshirt et à Frank Ocean, on retient le boulot défricheur de la décennie précédente et du début de celle-ci, on retient surtout la place prépondérante de Tyler qui depuis s’est essayé à divers exercices de style pour trouver de nouvelles voies à sa musique : du hip-hop ultra agressif de Goblin en 2011, aux influences Neptunes/NERD/ Pharell Williams (envahissante) sur Cherry Bomb en 2015), pour en arriver à la juste expression du superbe Flower Boy de 2017. Donc, comment dépasser cet album de référence ? En changeant d’angle d’attaque pour parler de Los Angeles et de lui dans un monde trumpé à souhait.
Pour ne donner de grain à moudre à personne cette fois, Tyler qu’on a souvent accusé de misogynie et d’homophobie pour son emploi d’un vocabulaire frappant et fleuri parle d’une rupture, de son propre largage par une histoire d’amour, le sel du propos étant qu’il ne dit rien du sexe de celui ou celle avec qui cela s’est produit, fermant le ban à ces accusations, et laissant planer le trouble sur sa sexualité sûrement ouverte. On rappelle au passage qu’il est aussi un ardent militant de la cause LGBTQ. Cela fait le bout de l’histoire avec cet énigmatique Igor… Du côté des invités, on trouve Charlie Wilson (The Gap Band), Playboy Carti, Frank Ocean, Solange, King Krule, Kanye West, Pharell Williams ou même Al Green. Excusez du peu… Et tous les titres de l’album en majuscule pour en dire l’acuité… à dérouler un son charnu qui balade son chagrin en mélangeant tellement de genres et de sons qu’il en ressort une forme de cohérence bancale, mais réelle. La réussite est là.
IGOR est un album de funk torride aux rythmiques syncopées et de hip hop explosif enrobé de créativité jouissive, faisant virevolter les styles avec une joyeuseté ébouriffante, assemblant synthés dynamiques et mélodies torsadées à la complexité souterraine. Car, sous ses apparences simplistes et directes, IGOR recèle de cachettes et de strates enfouies, de trésors occultes qui surgissent à la surface après plusieurs écoutes. Tyler, The Creator excelle dans l’art de décontenancer, troublant nos perceptions jusqu’à l’envi. Que vous soyez sensible au simple funk, aux mélodies psyché, au jazz soft ou au hip hop pointu, ça joue fort dans l’actualité, comme Kamasi Washington ou Flying Lotus, pour mettre la barre assez haut. Si l’album ne délivre pas sa magie à la première écoute, n’hésitez pas à le faire tourner, encore et encore, pour qu’il finisse par afficher ses couleurs arc-en ciel et s’avoue une vraie tuerie.
Jean-Pierre Simard le 24/05/19
Tyler the Creator IGOR Columbia