L'AUTRE QUOTIDIEN

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Résister à la dictature au Brésil, encore et toujours, avec Carlos Drummond de Andrade

Carlos Drummond de Andrade

De 1930 à 1980, une poésie subtile, incisive et ironique des résistances souterraines à l’abrasion sociale et économique.

Considéré comme l’un des plus grands poètes du vingtième siècle brésilien, et en particulier du modernisme s’affranchissant largement des contraintes de la forme traditionnelle, Carlos Drummond de Andrade (1902-1987) a été présenté chez Charybde ces derniers jours par Julien Delorme, venu jouer les libraires d’un soir (à écouter prochainement ici) dans les nouveaux locaux de la librairie, dans le cadre de Ground Control au 81 rue du Charolais (75012). Le recueil « La mort dans l’avion », publié chez Chandeigne en édition bilingue en 2005 pour regrouper les traductions de l’auteur effectuées par Ariane Witkowski, comprend deux longs poèmes (« La mort dans l’avion » et « Comme un présent ») et vingt autres plus courts, tous écrits entre 1930 et 1951, à l’exception d’un plus tardif (« Accroche », 1968) et de deux publications posthumes (« Ce qui se passe dans le lit » en 1992 et « Élégie pour un toucan mort » en 1996).

Originaire du Minas Gerais, l’état brésilien où l’ambigu dictateur de 1930 à 1945, Getulio Vargas, fit ses études, le poète moderniste, au-delà des questions formelles et de renouveau esthétique, injecte avec puissance mais aussi avec délicatesses ses préoccupations politiques et sociales au sein d’un quotidien bercé d’humour comme de nostalgie. Il est impressionnant de constater à quel point, dès les textes de 1930 comme « Poème à sept faces » ou « Le survivant », ou de 1940 comme « Sentiment du monde » ou « Congrès international de la peur », mais plus encore sans doute dans les longs poèmes de 1945 que sont « La mort dans l’avion » et « Comme un présent », les variations de rythme et de tonalité au sein d’une même coulée s’enchaînent avec un naturel surprenant et un effet, émotionnel comme intellectuel, maximal.

POÈME À SEPT FACES (1930)

Quand je suis né, un ange tors
un de ceux qui vivent dans l’ombre
a dit : Tu vas, Carlos ! être gauche dans la vie.

Les maisons épient les hommes
qui courent après les femmes.
L’après-midi serait peut-être bleu
s’il n’y avait tant de désirs.

Le tramway passe bondé de jambes :
jambes blanches noires jaunes.
Pour quoi tant de jambes, mon Dieu, demande mon cœur.
Pourtant mes yeux ne demandent rien.

L’homme derrière sa moustache
est sérieux, simple et fort.
Il ne parle presque pas.
Il a quelques rares amis
l’homme derrière ses lunettes et sa moustache.

Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné
si tu savais que je n’étais pas Dieu
si tu savais que j’étais faible.

Monde, monde vaste monde,
si je m’appelais Raymonde
ce serait une rime pas une solution.
Monde, monde vaste monde,
plus vaste est mon cœur.

Je ne devrais pas te le dire
mais cette lune
mais ce cognac
nous bouleversent en diable.

Face aux oscillations incertaines d’un monde où s’entrechoquent les avidités et les injustices, Carlos Drummond de Andrade affirme crânement, joueusement, une résistance sensuelle et éclairée au milieu des bruits de bottes et des imperméables sombres qui sont toujours plus ou moins en gestation alentour. Par une douce exaltation de la solidarité et de la mémoire, par une pratique légèrement ironique de l’engagement, témoignant d’une conscience aiguë des limites du pouvoir performatif de la poésie en matière de politique et de résistance à l’oppression, qu’elle prenne une forme franchement dictatoriale ou qu’elle se contente d’appuyer de tous ses talons de fer économiques sur ses victimes qui n’en meurent peut-être pas, mais n’en vivent guère. C’est ainsi que ce curieux modernisme conserve une résonance aussi puissante, près de soixante-dix ans plus tard, sans qu’il soit ici question de pur lyrisme ou d’intimisme, mais bien d’insertion nuancée dans une société aussi hostile aujourd’hui que naguère, et c’est ainsi que ces 22 poèmes peuvent alimenter avec force notre colonne vertébrale tout à fait contemporaine.

CONGRÈS INTERNATIONAL DE LA PEUR

Provisoirement nous ne chanterons plus l’amour,
il s’est réfugié plus bas que les souterrains.
Nous chanterons la peur qui stérilise les étreintes,
nous ne chanterons plus la haine car elle n’existe pas,
il n’existe que la peur, notre mère et notre compagne,
la grande peur du sertão, des déserts, des océans,
la peur des soldats, la peur des mères, la peur des églises,
nous chanterons la peur des dictateurs, la peur des démocrates,
nous chanterons la peur de la mort et la peur d’après la mort,
puis nous mourrons de peur
et sur nos tombes surgiront des fleurs jaunes apeurées.

Carlos Drummond de Andrade

Carlos Drummond de Andrade - Mort dans l’avion & autres poèmes - éditions Chandeigne,
Charybde2 le 14/05/19
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