Un nouveau déploiement de la SF militaire avec le Gambit de Yoon Ha Lee
Mathématiques souterraines et sociétés de castes combattantes. Guerrier, politique et brillant.
À l’académie Kel, une instructrice avait expliqué à la promotion de Cheris que le crible de seuil était une arme à utiliser en dernier recours, et pas seulement à cause de ses fameuses implications. Ladite instructrice avait eu l’occasion de voir un crible à l’œuvre. Le détail qui avait marqué Cheris n’était pas le fait que chacune des portes de la ville assiégée ait émis des radiations qui avaient cuit les habitants à mort. Ce n’était pas non plus les équations régulant l’arme, ni même l’œil gauche de l’instructrice, abîmé durant l’attaque et dans lequel brillait une lueur fantôme.
Ce dont Cheris se souvenait très bien, c’était l’aparté de l’instructrice : elle avait affirmé que retrouver des cadavres qui n’étaient rien d’autre que des cadavres, au lieu des radiations qui déformaient et foudroyaient les murs d’ombres noires, vitrifiaient les décombres et faisaient éclater les globes oculaires, avait été l’un des meilleurs moments de sa vie.
Cinq ans, cinq mois et seize jours plus tard, encerclée de chars éventrés et d’excavations fumantes sur l’avant-poste du monde Envasé des Anguilles hérétiques, la capitaine Kel Chéris de la compagnie Héron, 109-229e bataillon, en était venue à la conclusion que son instructrice leur avait raconté de sacrées conneries. Il n’y avait rien d’agréable à être extrait d’entre les morts, dont la chair s’était évaporée des os. Rien que des chiffres coupés en petits morceaux.
D’après le rapport, les Anguilles possédaient un générateur directionnel de tempêtes. Les tempêtes brouillaient les radioguidages. L’effet était localisé, mais c’était problématique lorsque des colonnes parallèles se retrouvaient aux extrémités d’une route, à une centaine de kilomètres de distance, et carrément fatal lorsque les mouvements sur la surface planétaire vous envoyaient dans les tréfonds du sous-sol. Si l’on se trouvait trop près, la tempête pouvait intégralement désintégrer vos composants atomiques. On avait assuré à Cheris et aux autres capitaines que les météophages contiendraient les tempêtes, et que tout ce que l’infanterie Kel aurait à faire, c’était d’atteindre le générateur et de s’en emparer.
Ça, c’était dix-huit heures plus tôt. Ce n’était pas l’échec du plan qui avait créé l’étonnement. C’était le carnage.
Capitaine au sein des forces armées de l’Hexarcat, forces armées composées de représentants des six factions spécialisées qui dominent la société, mais revenant essentiellement aux Kels, dont l’essence même est le combat, Cheris, après l’échec in extremis d’une mission à elle confiée, se voit attribuer un nouveau rôle, bien spécifique et hautement dangereux : celui de servir de support physique à la personnalité de Jedao, le plus fameux général de l’histoire de l’Hexarcat, bien qu’appartenant à la faction Shuo, général dont la meurtrière crise de folie finale assura l’emprisonnement éternel dans de ténébreux limbes techniques, dont il n’est exhumé de temps à autre que le temps de résoudre un problème militaire majeur – comme celui qui vient de surgir, avec l’entrée en hérésie d’une ville-forteresse spatiale essentielle dans la complexe géopolitique de cette portion de l’espace connu. Très inconfortablement installés, volontairement, au cœur battant d’un processus militaire, fût-il science-fictif (d’autant plus, sans doute, qu’il est science-fictif, on essaiera d’y revenir), lectrice et lecteur vont vivre ici une expérience particulièrement étonnante – et totalement réjouissante, s’ils se laissent aller à suivre le rythme propre créé par l’Américain d’origine coréenne Yoon Ha Lee dans ce roman de 2016, traduit en 2018 par Sébastien Raizer chez Denoël Lunes d’Encre.
Plus d’un million de personnes sont mortes à la Forteresse de la Vrille Infernale. Il n’y eut que quelques centaines de survivants.
Le commandement Kel décida de conserver Jedao pour une utilisation ultérieure. On raconte qu’il n’a pas résisté durant son arrestation, qu’ils l’ont trouvé en train d’extraire les balles des cadavres et de les disposer selon des formes géométriques. Le commandement Kel enferma alors Jedao dans le Berceau Noir, faisant de lui un prisonnier immortel.
La meilleure chose que Cheris avait à faire, et qui était également une manœuvre désespérée, ce n’était pas de choisir telle arme ou telle armée. Tout le monde se focaliserait là-dessus. Sa meilleure initiative serait de choisir un général.
Le problème, c’était que n’importe quel essaim lancé à l’assaut de la Forteresse devrait composer avec le fait que ses armes à singularité ne fonctionneraient pas correctement. Elle n’avait pas besoin de munitions, mais de quelqu’un qui soit en mesure de contourner le problème. Et cela ne lui laissait que le choix du seul général non mort de l’arsenal Kel, le forcené qui dormait dans le Berceau Noir jusqu’à ce que les techniciens Nirai puissent établir ce qui avait déclenché sa folie et trouvent comment la soigner. Shuos Jedao, le Renard d’Immolation : génie, traître par excellence, meurtrier de masse.
Cheris avait conscience qu’il y avait de fortes probabilités pour que le commandement Kel l’élimine à cause de cette simple suggestion. Il était également possible que Jedao ne lui soit d’aucune utilité. Mais le commandement Kel ne l’aurait pas conservé s’ils n’avaient pas pensé pouvoir s’en servir un jour.
En outre, le commandement Kel appréciait l’audace. Malgré le combat perdu sur le monde Envasé, leur approbation lui importait. L’entraînement Kel instillait une loyauté automatique. Elle le savait aussi bien que quiconque.
La science-fiction dite « militaire » a été – et est encore – trop souvent un simple prétexte à une transposition de romans d’aventures historiques ayant pour protagonistes des militaires, plongés dans un décor futuriste qui peut être éventuellement fort travaillé, et dont les intrigues peuvent être retorses, mais qui n’apportent que rarement de l’eau fraîche au moulin de la littérature et de la spéculation cognitive. Pour une exceptionnelle « Guerre éternelle » (Joe Haldeman, 1975), une machiavélique et poignante « Stratégie Ender » (Orson Scott Card, 1985), une surprenante et quasiment poétique « Marée stellaire » (David Brin, 1983), ou même une fougueuse et plus complexe qu’il n’y paraît saga de Miles Vorkosigan (Loïs McMaster Bujold, 1986-2016) combien de distrayantes, souvent efficaces, mais in fine bien minces saga Honor Harrington (David Weber, 1993-2018), saga Le Général (S.M. Stirling & David Drake, 1991-1999), diptyque « La poussière dans l’Œil de Dieu » (Larry Niven & Jerry Pournelle, 1973-1991), sans même aller jusqu’à l’inquiétante palinodie que fut en son temps le « Étoiles, garde à vous ! » (1959) de Robert Heinlein (jusqu’à ce que Paul Verhoeven s’en empare superbement pour en subvertir la moelle, en 1997).
C’est nettement du côté de David Brin (par exemple pour cette manière insensée de décrire des concepts militaires imaginaires formellement incompréhensibles, mais de parvenir à leur donner une aura de familiarité par la magie de la langue et de la suggestion littéraire) ou de Joe Haldeman (par exemple pour la conception très « grunt » du combat d’infanterie au niveau du groupe du combat, y compris lorsqu’il comporte une formidable composante technologique), mais sans doute plus encore chez Iain M. Banks (pour cette rare capacité à penser les systèmes politiques et sociaux sous couvert d’aventures diplomatiques, militaires et subversives) et chez David Zindell (pour l’omniprésence rusée des mathématiques dans l’objet littéraire de fabulation que constitue « Le Gambit du Renard », comme ce fut jadis le cas pour « Inexistence » en 1988, les deux auteurs ayant d’ailleurs été mathématiciens universitaires l’un et l’autre), que Yoon Ha Lee établit son camp de base. Comme chez eux (comme cela est apparu au fil du temps, tout particulièrement, comme une marque de fabrique chez l’Écossais créateur de La Culture), l’intrigue apparente, aussi passionnante soit-elle, dissimule plusieurs trames superposées et entremêlées, plusieurs ressorts secrets qui changent le moment venu la perspective sur tout ce que l’on vient de lire (et qui ici, préparent aussi la suite, puisqu’il s’agit du premier tome d’une trilogie dont j’ai désormais très hâte de voir arriver les volumes suivants).
Elle savait beaucoup de choses, et elle ne savait rien. Elle sentait le décalage entre ses informations soigneusement classées et la cacophonie des cultures vivantes. Une fois, elle avait consulté la synthèse que les Kel avaient produite au sujet de Festin des Corbeaux. Elle avait vu sa ville natale distillée en une liste stérile de données. Chacune d’entre elles était séparément vraie, mais la liste ne rapportait rien de l’effet produit par une nuée de corbeaux qui tournoyaient dans le ciel, laissant des morceaux d’oracles dans la poussière instable.
« Tôt ou tard, il va bien falloir que nous nous attaquions à la Forteresse, fit-elle remarquer. Autant que ce soit le plus vite possible. Avec un peu de chance, c’est ce qui occasionnera le moins de morts. – Très bien, répondit Jedao d’un ton tranchant. Je suis heureux que nous ayons les mêmes préoccupations. »
C’était étrange d’entendre ça de la bouche d’un meurtrier de masse, et ce n’est que bien plus tard que Cheris comprendrait le sens véritable de ces paroles.
C’est par la technique narrative et l’usage de la langue que Yoon Ha Lee s’élève parmi le meilleur de la littérature contemporaine (justifiant pleinement au passage le prestigieux prix Locus du premier roman obtenu en 2017 ainsi que ses nominations aux prix Hugo, Nebula et Clarke). Pour forcer la découverte d’un système civilisationnel complet, abordé par la manière dont il conduit la guerre – et dont il construit son pouvoir -, pour peser l’intrication socio-politique entre la force, la propagande, la croyance et le consensus, il ne s’agit à aucun moment de prendre la lectrice ou le lecteur par la main et de succomber au mauvais démon de l’explication à outrance, avec la pesanteur et l’absence de joie qu’elle induit généralement. D’emblée dans le vif du sujet, il s’agira bien de se débattre joueusement dans les méandres d’un vocabulaire technique soigneusement mitonné (crible de seuil, météophage, armes à singularité, temps de transition modulaire, armes invariantes, sabres calendaires,…), imagé et retors – qui a dû faire connaître quelques bons moments au traducteur -, et de connotations asiatiques (faucon de cendres, chaîne d’épines, une épine empoisonne mille mains, marche du poignard de verre, forteresse des aiguilles diffuses,…) et parfois hurlantes qui ne dépareraient pas nécessairement au sein des « Slogans » de Maria Soudaïeva ou des « Vociférations » d’Antoine Volodine. De la fiction sophistiquée comme on l’adore, demandant quelques efforts d’immersion initiaux, ensuite plus que largement récompensés par un sentiment de plénitude au fur et à mesure que le phrasé de Yoon Ha Lee assure son emprise et dévoile ses véritables implications. Du grand art, sans aucun doute.
Yoon Ha Lee, Le Gambit du renard, éditions Denoël, coll. lunes d’encre
Charybde2 le 8/02/19
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