Yoko Tawada interroge le sommeil d’Europe
Langues, lettres et musique en vecteur oblique de découverte de soi et de l’Europe, par une jeune japonaise des années 80.
Voilà plus de trente ans que j’ai atterri dans cette région du continent euroasiatique. Plus exactement : au cœur d’une monarchie qui n’existait plus.
Durant tout le vol, j’avais été comme sonnée, je n’arrêtais pas de songer à quel point il était étrange et curieux qu’un film passe, juste à l’arrière du dossier de mon siège, et qu’un passager inconnu puisse le regarder. Ce film, c’était celui de ma vie, et moi, précisément moi, je n’avais pas le droit de le voir. Quelle musique jouerais-je dans l’avenir ? Quels musiciens rencontrerais-je ? Combien de temps resterais-je en Europe ? Mon enfant, si j’en mettais un au monde, serait-il doué pour la musique ? J’aurais pu allumer l’écran face auquel j’étais et, au lieu de mon film, regarder celui du passager assis devant moi. Mais j’avais préféré laisser sans image le bleu obscur de sa surface. L’homme assis devant moi ne se doutait pas que j’observais ses cheveux bouclés aux pointes fines. Un homme dans la quarantaine qui, en position assise, était un géant : telle avait été ma première impression. Quand il se leva, il apparut que, debout aussi, c’était un géant. À l’ère des voyages en avion, sa taille pouvait devenir embarrassante : cette pensée me réconforta, moi qui éprouvais en général un complexe d’infériorité à cause de mes petits poumons.
Avec le faux air rêveur d’un Xavier prenant l’avion pour Barcelone dans « L’auberge espagnole » de Cédric Klapisch, qui aurait été mâtinée avec la violoncelliste prodige embarquée à bord du cargo du « Canal Dreams » de Iain Banks, une jeune étudiante japonaise s’envole pour l’Europe, décidée à suivre une formation de composition musicale en Autriche. Contournant joliment la tentation autobiographique – mais rusant naturellement avec elle (l’autrice étudiait les langues et les lettres, plutôt que la musique, et son étape avant l’installation en Allemagne – à Hambourg, et non à Berlin – fut la Russie, et non l’Autriche) -, Yoko Tawada nous offre à son tour, à l’automne 2018, après de belles réussites comme celles d’Emmanuel Ruben (« Le coeur de l’Europe », 2018), d’Arno Bertina (« Des lions comme des danseuses », 2015) ou de Roberto Ferrucci (« Ces histoires qui arrivent », 2017) sa « Fiction d’Europe », dans la jolie petite collection dédiée des éditions de La Contre-Allée. Bernard Banoun, son traducteur attitré en français, était à nouveau à la manœuvre ici.
Au cours de ma troisième année d’études, une bourse pour Vienne fut proposée et je fus, par bonheur, l’unique candidate. À cause des informations télévisées, toujours éprises de sensationnel, les Japonais avaient une image déformée de l’Europe. Soit c’étaient des bombes qui explosaient au beau milieu d’un concert, soit des néo-nazis qui attaquaient des étudiantes étrangères marchant en pleine rue avec leur étui à violon. Moi, je n’avais pas peur, je ne croyais pas les médias, surtout lorsqu’ils nous donnaient le sentiment que c’était chez nous que nous étions le plus en sécurité. En Europe aussi, les gens pensaient probablement qu’ils étaient le plus en sécurité chez eux. Mes sources d’information à moi étaient les partitions musicales et les romans de Stefan Zweig.
Il n’est après tout pas si étonnant, pour l’autrice du redoutable « Opium pour Ovide » (2002), que ce curieux récit jouant à merveille de divers décalages, soit peut-être avant tout celui d’une métamorphose, d’une transformation intime dont les deux catalyseurs auraient été les langues (l’autrice elle-même écrit aussi bien en allemand qu’en japonais depuis plus de trente ans, selon le type de texte, de public ou d’effet recherché), terreau d’initiation et de réflexion, et la musique – incluant avec ruse le rejet même de la pratique instrumentale. Avec une infinie délicatesse qui ne l’empêche aucunement de pratiquer certaines incisions profondes et précises dans la chair des préjugés de toute sorte, Yoko Tawada tisse en moins de 60 pages un récit de découverte de soi et des autres, un récit de géographie personnelle – et de navigation, hauturière ou de cabotage – où il s’agit de tracer un chemin étroit et puissant entre hasards et nécessités, en s’appuyant mine de rien sur un ensemble de signes, culturels ou non, qui définissent comme en creux un concept d’Europe autrement réjouissant que celui proposé de nos jours par le consensus de moins en moins mollement néo-libéral (et toujours aussi dur avec le faible) qui affecte de nous diriger, plus ou moins directement, dans vingt-sept pays.
Mon projet fut tout de suite accepté, et le déménagement ne fut pas bien compliqué puisque je ne possédais rien d’autre que quelques caisses de livres et mes vêtements. Ma clarinette eut droit à un billet d’avion pour elle toute seule. Je n’eus même pas à déménager d’une langue dans une autre, mais mon attitude par rapport à la langue allemande changea. À Vienne, la langue allemande avait représenté pour moi le moyen indispensable pour lire des livres. Je ne voulais pas l’utiliser dans mon travail, car la musique, justement, devait permettre de se libérer de toute langue concrète. Mais c’était une erreur. La musique contemporaine cherche à se rapprocher de la langue, voire à collaborer avec elle, comme l’avaient compris mes condisciples habsbourgeois.
Yoko Tawada - Sommeil d’Europe - éditions La Contre Allée
Charybde2 le 6/02/19
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