Surmonter la peur avec Lucie Taïeb et ses Echappées
Porté par les mots furtifs et post-exotiques d’une radio clandestine inimaginable, un chapitre décisif de l’histoire de la Grande Peur en Occident – et de comment la surmonter.
On porte en soi la mort comme un fruit qui mûrit, paraît-il, mais on ne veut pas, pour autant, qu’elle parvienne à maturité. On préfère qu’elle ne grandisse pas, alors on ne bouge pas, de peur d’accélérer le processus. Mais il y a, dans cette immobilité, quelque chose qui ronge, véritablement : un épuisement prématuré des forces, un déclin impassible, une image qui vous fascine et vous empêche de fuir, comme la bête piégée par l’éclat des phares, stoppée net au milieu de la voie, et que le véhicule n’évitera pas.
Ainsi, une menace rôde, on se terre, et avec la croyance folle de devenir invisible, on ferme les yeux.
En ces temps-là, la peur grandissait en Occident. Elles et ils ne mouraient pas toutes et tous, mais tous et toutes étaient atteintes.
La peur de l’Autre, de l’Ennemi bien sûr, du Migrant voleur de poules rapidement devenu Gilet d’Explosifs, cette peur théorisée au nom de la sécurité intérieure et de l’anti-terrorisme, dont rendirent compte, très tôt, le Serge Quadruppani de « L’anti-terrorisme en France » (1989) et de « La politique de la peur » (2011), le Mathieu Rigouste de « L’ennemi intérieur » (2011), voire l’Alexis Jenni de « L’art français de la guerre » (2011).
La peur granulaire, tous azimuts, dont l’instillation patiente et permanente était disséquée par le Patrick Bouvet de « In Situ » (1999) et par le Hugues Jallon de « Zone de combat » (2007), et dont la mécanique technique était discutée par le Paul Virilio de « L’administration de la peur » (2010).
La peur telle qu’elle se transforme pour devenir réception intime, faite nôtre, mêlant réalités distordues, perceptions approximatives, rêves envahis et paranoïas nécessairement galopantes, celle-là même qu’avait justement abordée, courageusement, le premier roman de Lucie Taïeb, « Safe » (2016).
Dans des hauts-parleurs, par tous les organes possibles de communication, l’annonce quotidienne se répète : nous ne sommes pas à l’abri, la frappe est imminente, seuls les insensés ou les subversifs en doutent. Cela va venir, cela se prépare, cela est déjà là, mais nous ne le voyons pas encore. Souvenez-vous des fois anciennes, des attaques imparables qui ont fauché des innocents, lorsque encore un sourire de joie éclairait leur visage. Cela va revenir, inédit et terrible. Cependant, ce n’est pas une flaque de sang, ce ne sont pas des cris, ni une panique, des hommes armés surgissant d’un cauchemar, un gaz mortel, ni même une balle fichée dans la chair dans l’organe vital dans l’œil le foie le cœur.
À vrai dire, on ne sait pas ce que c’est. On ne sait pas ce qui viendra, ni même si l’on verra le jour où la menace annoncée se réalisera. Il est dit, néanmoins, que l’heure est proche où l’ennemi, qui veille, trouvera la faille et entrera.
Malheur à ceux qui doutent, malheur à ceux qui ne craignent pas. Depuis longtemps plus personne ne demande qui est l’ennemi. On sait seulement qu’il faut se soumettre et l’on se soumet.
Quel que soit le visage que prendra la menace, déjà elle les accable et leur monde a changé, et la peur a infiltré leur corps comme une gale qui, chaque nuit, les torture et les tient éveillés.
Quel que soit son visage, elle a déjà un nom : Stern. C’est contre elle qu’il faut lutter.
Pour que la peur sociale entretenue accède à sa pleine efficacité politique, il faut, comme cela a été soigneusement noté, lui assigner une origine, une responsabilité, un ennemi, un nom. Dans le nouveau roman de Lucie Taïeb, « Les échappées », publié aux éditions de l’Ogre en août 2019, et récemment récompensé par le prix Wepler, ce nom existe bien, pratiquement d’emblée : c’est Stern.
On ne saurait pourtant imaginer un ennemi public n°1 davantage différent des activistes en lutte avec les sociétés de vigilance citoyenne et de surveillance numérique mises en scène par l’Alain Damasio de « La zone du dehors » (1999) et des « Furtifs » (2019). Et davantage différent encore de l’ennemi absolu créé par Antoine Volodine, à la racine précoce et secrète du post-exotisme, dans son « Biographie comparée de Jorian Murgrave » de 1985.
Au pays de la menace, Stern (comme étoile) est une héroïne placide. Elle n’a pas les yeux brillants, elle n’a pas d’espoir, elle ne porte aucune révolution sous le bras, elle n’a pas d’ailes immenses repliées dépliées repliées. C’est une héroïne. Elle est placide.
(…)
Une femme s’appelle Stern, étoile, mazel, estrella, stella, *.
Ce qu’elle dit, dans la petite radio, n’a rien d’extraordinaire. Elle dit d’oublier la peur. Elle dit que nous n’avons pas d’ennemis. Que nous ne sommes pas menacés. Les ennemis de l’intérieur, les ennemis de l’extérieur, dit-elle, c’est une rhétorique. Bien avant que la menace ne rôde, des gens sont morts, des hommes armés, cagoulés, ont tué des innocents, ont allumé des feux, à l’intérieur de nos frontières, à l’extérieur. Elle dit depuis toujours qu’ils ne sont pas nos ennemis. Elle dit aussi qu’elle ne connaît pas la politique, qu’il n’est pas question ici de politique, qu’il n’est pas question de services secrets, qu’il n’est question de rien de ce dont il est question d’habitude. Des hommes et des femmes sont morts au cours des décennies, dit-elle. Le sol fut éclaboussé du sang des innocents. Nous savons qu’ils sont innocents. Comment se fait-il que les assassins ne le sachent pas ? Elle dit que le mot assassin ne lui fait pas peur, que la haine est un sujet dont on peut parler, mais que ces mots-là, ennemi, menace, ne servent à rien.
Pour parvenir à développer dans toute sa puissance cette fable poétique d’un type si rare, Lucie Taïeb pousse encore plus loin les possibilités qu’elle avait explorées dans « Safe », et pratique une superposition décalée au millimètre d’imaginaires réputés disjoints.
Derrière le mini-transistor énigmatique qui déjoue la surveillance totale pourtant redoutablement organisée, pour convoyer aux amatrices et aux amateurs les propos de Stern, tout un réseau de figures matérielles de la Résistance (tout particulièrement celle de la deuxième guerre mondiale) apparaît.
Derrière le travail techno-policier de certains furets à l’intérieur du poulailler, on retrouve le questionnement historique sur l’État ubiquitaire (en dehors des grands classiques, en science-fiction ou ailleurs, on songera sûrement au récent « La transparence selon Irina » de Benjamin Fogel), et la lancinante interrogation : « Qui garde les gardiens ? ».
Derrière la savoureuse et surprenante métaphore asphaltée (que je vous laisserai découvrir dans toute sa splendeur, le moment venu), tout un foisonnement d’écologie politique et de lutte des classes soigneusement rénovée ne demande qu’à prendre son envol, en renversant les termes de l’équation sécuritaire malmenée, falsifiée, mécanisée et instrumentalisée.
Derrière l’invention presque magique d’un itinéraire entier de découverte de soi parmi les brumes de l’enfance et des rêves, parmi les miroirs faussés renvoyant à quelque chose qui ne peut pas avoir existé (avec une abondance secrète de signes de piste – là encore, « Les furtifs » ne sont pas si loin, en résonance paradoxale), c’est toute une gestion dynamique et émancipatrice de la mémoire et de ses stimulations qui se profile, une réalité de la réalité débarrassée des oripeaux asservissants du développement personnel.
Lui, l’homme gris, cadre appliqué du service de vigilance, section de détection des suspects potentiels, le sait mieux que nul autre, d’un savoir qui l’irrite et l’inquiète, auquel il n’accède que par accident ou par erreur : une fille en jupe courte, drôles de tresses orange et blond, une fille l’a arrêté à la sortie du métro, elle lui a attrapé le bras et lui, il a failli lui en coller une, la maîtriser, la maintenir à terre, il sait le faire, chacun sait le faire, mais quelque chose dans la tête de cette fille l’a retenu d’agir, elle lui a dit pardon, elle lui a touché l’épaule, lui a souri, en rentrant chez lui il retrouve dans la poche de sa veste ce tout petit objet, il sait déjà de quoi il s’agit, il en a entendu parler, car Stern la négatrice, complice irresponsable de ceux qui nous menacent, est désormais le souci premier du service de vigilance. On parle chaque jour de ces petits récepteurs, on leur consacre des réunions entières, on craint que cette voix ne dispense des messages subliminaux, n’exerce une forme d’hypnose qui nous rendrait moins attentifs au danger et nous manipulerait. Certains redoutent même que ces petites radios ne soient, en réalité, des armes en sommeil destinées à une attaque inédite, qu’on ne peut pas encore soupçonner, qui nous frappera de la manière la plus surprenante, qui nous prendra au dépourvu, comme un cauchemar. Il est recommandé de s’en débarrasser, de déposer au poste de police le plus proche tout récepteur que l’on aurait eu en sa possession, en expliquant par le menu par quel hasard on le possède.
En à peine 170 pages, Lucie Taïeb a peut-être surtout su construire une écriture poétique et incantatoire, déterminée et acérée, capable d’englober aussi bien les subtiles bouffées de nostalgie d’un monde d’avant d’un Jérôme Leroy que les rituels chimico-chamaniques d’un Éric Arlix (« Terreur, Saison 1 »), les investigations linguistiques subversives d’un Alain Damasio que les assemblages de niveaux de réalité différents d’un Antoine Volodine (ou de certains de ses hétéronymes). Comme, curieusement, deux de ses collègues aux éditions de l’Ogre, Fabien Clouette (« Le bal des ardents ») et Marie Cosnay (« Épopée »), elle extrait une langue poétique très personnelle, magnifiquement hybride, d’un continuum onirique mêlant les réalités les plus glacées du contemporain et du futur proche aux échappées autorisées, justement, par l’imagination devenue arme concrète et pragmatique, sécrétant un radical ferment de transformation.
Cartes battues et redistribuées.
Si elle fut mère, elle ne l’est plus – ou l’oublie – et ce garçon allongé sur la banquette arrière, son corps plié, son visage maigre, ses coudes rougis, quelque chose en lui, non vers l’extérieur mais à l’intérieur, au plus profond, du plus profond de lui, quelque chose de repoussant le rend impossible à aimer.
On l’abandonnerait sur le bord de la route si c’était une bête et qu’on avait le droit, mais on n’a pas le droit, il est dans la voiture, dort, depuis combien de temps, tandis qu’elle conduit, songeant : comment m’appellera-t-il s’il se réveille, comment lui dire de m’appeler ? Puisque mère n’est plus le mot – la liberté inouïe, défaire les mots, ou les liens, ou croire que cela est possible, quand chacun sait – , il ne m’appellera pas.
Elle conduit à grande lenteur sur les petites routes bordées d’arbres, et jamais, contrairement aux ruisseaux, les petites routes n’en rencontrent de plus grandes.
Il est possible de traverser le pays, le continent, de petite route en petite route, comme si c’était une fuite, une échappée, elle n’a rien d’autre qu’un grand sac, rempli de billets naturellement, une ressource qui ne tarit pas, elle conduit comme une obstination et probablement en rond, ce qui expliquerait qu’aucune route plus grande ne soit jamais rejointe, toujours tout droit mais finalement en rond, et reste à seulement quelques kilomètres de la maison près des rails.
Nous aurons l’immense plaisir d’écouter Lucie Taïeb à Ground Control le 18 janvier prochain à l’occasion de la Nuit de la Lecture, dans une mise en scène musicale spécialement étudiée pour le lieu où se situe désormais la librairie Charybde, avec peut-être bien un invité surprise.
Lucie Taïeb - Les échappées - éditions de l’Ogre,
Charybde 2 le 15/12/19
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