Détestation de la ZAD et chasse à courre dans le polar breton
Une 45ème enquête pour Mary Lester, dans l’après-Notre-Dame-des-Landes, dans un contexte d’opposition croissante à la chasse – et de spéculation immobilière rampante.
– Et les gens de la ferme s’entendent bien avec ceux du château ?
– En général, oui. Depuis le temps qu’ils cohabitent, chacun a trouvé ses marques… Enfants, les gosses des paysans et ceux des hobereaux jouaient, allaient au catéchisme, à l’école ensemble. Enfin, chacun avait trouvé ses marques jusqu’à ce que…
– Jusqu’à ce que ce projet d’aéroport prenne corps ?
– C’est ça, c’est tout à fait ça !
– Mais il y a bien cinquante ans que ce projet a été lancé. Ça fait un bail !
– Pff, fit le gendarme, qu’est-ce que cinquante ans pour des familles qui se succèdent au château ou à la ferme depuis trois ou quatre siècles ?
– Tant que ça ? s’étonna-t-elle.
– Si ce n’est plus ! Les biens passent de génération en génération selon des codes qui remontent sinon à Mathusalem, du moins à Clovis. Et ce qui vaut pour le château vaut également pour la ferme. Souvent elles sont tenues depuis cinq ou six générations par les mêmes familles qui se les passent de père en fils en vertu du droit d’aînesse. Aussi, lorsque ces familles ont été expropriées, ça a rompu un lien séculaire. Je ne vous dis pas le traumatisme !
– Ces familles ont été indemnisées, il me semble, objecta Mary.
Le gendarme hocha tristement la tête :
– Bien sûr, mais l’argent ne remplace pas tout. À la ville, on vous vire de votre appartement et on vous en donne un plus grand, plus beau avec une petite indemnité… Tout le monde est content ! Ici, la plus belle terre, c’est celle que les ancêtres ont arrosée de leur sueur au fil des saisons, des siècles durant.
– Ces indemnisations ont pourtant été acceptées.
Abadie haussa les épaules :
– Ces pauvres gens avaient-ils le choix ? Une multinationale appuyée par le gouvernement contre des paysans… Le pot de terre contre le pot de fer, vous connaissez ?
Elle acquiesça silencieusement. Finalement, ce gendarme lui plaisait bien.
Pour cette 45ème enquête (qui porte le n°55 du fait de celles ayant comporté deux tomes), vingt-sept ans après les débuts de la policière bretonne dans « Les bruines de Lanester », Jean Failler nous emmène explorer avec Mary Lester les lendemains de l’abandon de l’absurde projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, et les devenirs en mutation de ce qui fut la Z.A.D. (Zone À Défendre) éponyme. On subodore que l’auteur, par héroïne interposée, n’a guère de sympathie pour les zadistes en général, et tout particulièrement pour les militants violents qu’il imagine volant de combat en combat à l’échelle de l’Europe, avec des motivations pour le moins troubles (les portraits d’activistes dressés dans l’enquête n° 50, « C’est la faute du vent », ne faisaient de ce point de vue pas dans la dentelle), mais l’on sait également depuis longtemps qu’il abhorre au moins autant les affairistes de tout poil, les parachutés d’ « en haut » et tous ceux que la bonne odeur de l’argent facile – du moment que l’on dispose des bonnes relations – attire : les enquêtes n° 48-49, « Ça ne s’est pas passé comme ça », ou n° 53-54, « Le vautour revient toujours », pour n’en citer que deux parmi les plus récentes, sont là pour nous le rappeler, si le moindre doute avait été permis.
Au nord de Nantes, autour de Blain et des communes avoisinantes, sur fond de lutte contre la chasse à courre (et contre la chasse de manière plus générale – à un moment où l’augmentation manifeste des faits divers tragiques rend le sujet encore davantage d’actualité), de vieilles rivalités parfois inattendues, de hobereaux d’un autre âge ayant ou non la nostalgie mal placée, de désirs parfois avides – ou au contraire, fort modestes – de terre à cultiver, et de projets immobiliers plus ou moins secrets, le commandant Mary Lester, épaulée par ses habituels acolytes, le capitaine Fortin et le lieutenant Le Quintrec, va devoir plonger dans des marais évidents et dans d’autres mieux dissimulés. Si les tics conservateurs de l’auteur sont bien présents, assortis de visions souvent caricaturales à propos de végans et d’autres activistes, voire de quelques piques xénophobes bien senties, la tonalité générale de ce roman-ci, compte tenu de son sujet politiquement bien épineux, est étonnamment mesurée, et fait la part plus juste que l’on n’aurait pu s’y attendre, au sein de cette série contrastée mais rarement très « gauchiste », aux différents points de vue en présence – tout en nous préparant, avec un rare « teaser », une suite dans laquelle apparaîtra au grand jour le véritable « ennemi commun ».
La Citroën de Mary franchit lentement la grille du manoir qui semblait rester toujours ouverte. Le granite gris des piliers massifs dorés de lichens qui la supportaient se reflétait dans l’eau calme des douves seulement troublée par de mystérieux sillages dénonçant la présence de poissons, probablement des carpes centenaires qui se faufilaient entre les feuilles charnues des nénuphars qui n’étaient pas encore en fleur.
Pour rien au monde Mary n’aurait voulu être condamnée à vivre dans un tel édifice mais, avec du recul, il fallait convenir que le château du Bois Brûlé était un plaisir pour l’œil du promeneur et un enchantement pour le sien.
Il eût suffi de presque rien, la sonnerie de trompes de chasse résonnant sous les hautes futaies, le grondement d’une troupe de cavaliers lancée au galop et le chant d’une meute de quatre-vingts anglo-français tricolores bien gorgés pour que l’on pût se croire revenu au temps où les compagnons de Jéhu brigandaient les transports de fonds de la jeune République pour libérer leurs frères promis à la guillotine.
Un grondement de tracteur la ramena brutalement dans son siècle. Alors, à regret et encore sous le charme, elle reprit sa route vers la gendarmerie.
Cette voie qui avait longtemps été appelée « la route des chicanes », car les zadistes y avaient établi des barrages filtrants, était maintenant rouverte à la circulation. Cependant, les bas-côtés conservaient les traces de la guérilla qui avait, pendant de longs mois, opposé ceux qui refusaient la construction de l’aéroport géant aux forces de l’ordre qui avaient pour mission de l’imposer. Des arbres portaient encore des marques de brûlures et, par endroits, le bitume de la route avait été calciné par les incendies de pneus. Çà et là des bicoques de planches bâties de bric et de broc qui avaient échappé au grand nettoyage subsistaient.
Peut-être était-elle passée devant l’emplacement où Albrecht Grass et Cathy Vilard avaient tenté de se construire un « cottage » avant que les bulldozers de la gendarmerie n’aient brisé leur rêve et ne les aient précipités sous la coupe du sinistre Ludwig Von Bullöw et de ses acolytes.
Jean Failler - Au rendez-vous de la marquise - éditions du Palemon,
Charybde2 le 13/12/19
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