16/35 L'Homme-Sang au top de la haine dans son propre journal
Fierté personnelle, Biaise était ravi de savoir qu’il était l'homme le plus haï du journal. C'est ce que lui avait appris Philippine, la secrétaire du Boss. Le courrier des lecteurs en apportait la preuve tous les jours. Le facteur livrait au siège du quotidien une dizaine de lettres a minima qui lui étaient personnellement adressées.
Reproches, insultes, menaces ( parfois des compliments, oui, ça arrivait, mais jamais de demande de photo dédicacée, ou des trucs plus intimes ou salés, exceptées deux folles qui souhaitaient passer à la loupe le contenu de son cerveau ). Philippine se faisait un plaisir de mettre de côté ce ramassis de poncifs. Le Boss adorait lire cette prose haineuse et majoritairement anonyme qu’il découvrait dès son arrivée au bureau en buvant son café. Ça le mettait de bonne humeur. La plus simple se résumait à « On t'emmerde ». La plus courante, « Pauvre con ! ». Affligeant. Aucune imagination. Le néant créatif. Une standardisation de l’humeur par le bas et le plus petit dénominateur commun. L’invective stylée, fleurie, lyrique, fiévreuse, aux oubliettes, rien qu’un tas d’étrons de baleine. Bordel, aucune inspiration, des déjections bas de gamme.
Mais on s'en foutait. Le Boss se frottait les mains. Il avait fait une bonne affaire en recrutant Biaise. Sa feuille de chou était citée sur de nombreux et gros sites Web. Publicité gratuite. Dans les raouts en ville, il ne se passait pas une soirée sans qu'on lui parle de Biaise et de son mauvais esprit. On détestait Biaise, mais on le lisait.
Ses insultes faisaient mouche. Fossoyeur de la culture française, un job dans ses cordes, il suffisait de se laisser aller, de suivre sa pente naturelle, Tout schuss. Quand on haïssait, on ne comptait pas. De vomir, on ne pouvait pas se retenir. Regarder les connes et les cons auto-satisfaits défiler sur le petit écran et l’envie de dégueuler lui sautait à la gorge. Qu'on le paie pour ça, c'était le nirvana, le vrai putain de nirvana.
A son tableau de chasse figuraient tous les cuistres, tous les imposteurs qui tournaient en boucle sur les différents plateaux de télévision. Les cibles ne manquaient pas. Journalistes, comédiens, cinéastes, chanteurs, écrivains, penseurs, amuseurs, tous vendus à la soupe médiatique, prêts à toutes les bassesses pour promouvoir leur médiocre talent et leur vrai cynisme. Biaise se faisait une joie de les allumer. Brasero. Ce jeu de massacre prêtait peu à conséquences. Les fausses idoles pouvaient dormir à l'aise sur leurs deux oreilles, elles avaient encore de beaux jours devant elles. Tant de voix s'élevaient pour défendre l'exception culturelle française.
Les pauvres n'avaient plus les moyens d'aller au cinéma. Les pauvres n'avaient plus les moyens d'aller nulle part. Les pauvres restaient chez eux, entre eux. La télévision était un truc de pauvres. Les pauvres étaient des veaux. Les veaux étaient divertis à l'œil, ou presque, pour qu'ils supportent leur condition de pauvres. Les divertissements étaient nuls, et alors, personne ne s’en prenait au veau. C'est attendrissant, un veau.
Anthropophage, la télé bouffait les pauvres, Biaise bouffait de la télévision, qui le nourrissait en retour. La boucle était bouclée. Pour cette partie là, le monde tournait rond.
Biaise n’avait pas encore goûté à un pauvre.
A présent, son nom était sur toutes les lèvres. Biaise n’abusait pas des avantages liés à cette relative célébrité. Continuer à adopter un profil bas restait sa ligne de conduite.
Malgré tout, les marques d’intérêt ne le laissaient pas totalement insensible, surtout quand elles émanaient de jolies jeunes femmes.
Anna Brillant était une très jolie jeune femme. Biaise se désolait que celle-ci ne soit pas une de ses fans. Il en dénombrait une poignée, dont deux psychanalystes, des femmes qui auraient aimé le coucher sur leur divan, Philippine lui avait transmis une copie de leurs lettres. Anna ne savait pas quelle âme exigeante et passionnée se nichait dans son cerveau, en admettant que le siège de l'âme se situe dans le cerveau et qu'on suppose, au préalable, que l'âme existe, mais Biaise était prêt à prendre tous les paris pour la mettre dans de beaux draps.
Habituée du bar des Flâneurs, Anna ne lui parlait jamais de ses chroniques. Bon sang, c’était bien la seule. A se demander si elle les lisait. La philosophie critique de Biaise échappait à ses pratiques de lecture. Elle aimait les comptes rendus des conseils municipaux, des remises de médailles, des commémorations, des dépôts de gerbes de fleurs aux morts pour la patrie, des goûters à la maison de retraite, des fêtes locales, des auditions pour la prochaine rosière, tout l'ordinaire des papiers dans un journal de province, tout ce qui faisait l'horreur avec un petit h. Et, par dessus tout, elle se régalait, comme la majorité des lecteurs, avec les faits divers illustrant le désespoir quotidien. Elle avait ses raisons. Biaise avait les siennes. Tout le monde avait ses raisons. C’est la racine de tous les maux.
La présence d’Anna justifiait à elle seule sa fréquentation régulière du bar des Flâneurs, sinon il n’aurait eu aucune raison de le préférer aux établissements concurrents. Sa clientèle était un ramassis de parias, de gredins, de laissés pour compte, de sans-grades, de sans-dents, de sanguins, rebuts de la société vivant au crochet de diverses allocations promises aux coupes budgétaires. Le Bar des Flâneurs était leur pôle d’attraction, où on se marrait plus qu’à Pôle Emploi. Biaise était au diapason. Qui se ressemble s’assemble. Enfiler des chaussettes propres ne suffisait pas à le rendre présentable.
Gisèle Trabouille couvait ce microcosme d’un œil attendri. Vingt-cinq ans qu’elle dirigeait le Bar des Flâneurs d’une main ferme et de velours. Elle était allergique à la violence, supportait tous les débordements sentimentaux et tolérait une ardoise dans les limites du raisonnable. Une brave femme. Dans le journal, elle ne s’intéressait qu’à la rubrique nécrologique. Relever les noms des défunts qu’elle connaissait et qu’on ne reverrait jamais plus. Elle buvait en douce un cognac à leur santé. Assise dans un coin, elle laissait Patrick faire tout le boulot. L’homme sans âge s’activait sans cesse, derrière le comptoir ou dans la salle.
La salle était souvent bondée, l’ambiance rythmée par une cacophonie de braillements, d’invectives, d’insultes, de rires et de larmes aussi parfois. Et puis il y avait Anna. Un rayon de soleil dans le marasme des âmes.
L’horloge murale, derrière le comptoir, affichait six heures du soir. L’heure où les hommes ont soif, l’heure de l’apéritif, fleuron de la civilisation française. Les mains de Biaise pianotaient sur le zinc. Il regardait les glaçons flottant à la surface de son troisième double-whisky. Il serait bientôt saoul, après avoir passé la journée à picoler ( et à sucer des steaks ). Bières, rhum, vodka à domicile puis whisky au Bar des Flâneurs. Les alcools bus à l’extérieur comptaient double, ce qui expliquait ses commandes.
Enhardi par l’alcool, dans un élan d’optimisme aussi soudain qu’inattendu, Biaise avait invité Anna à déjeuner n’importe quel jour qui lui conviendrait. Un défi lancé à soi-même. Sans se bercer d’illusions, au fond. Il l’avait vue repousser avec le sourire toutes les propositions des hommes qui se pressaient au comptoir. Dans cet échantillon de princes charmants célibataires ou vieux garçons, d’Apollons mariés, d’Adonis en couples, les dents et les peaux jaunes, les petits yeux chiasseux, la langue chargée et l’haleine fétide étaient la norme ; et ils s’étonnaient ensuite du refus de la pimpante Anna. A croire qu’ils ne se regardaient jamais dans le miroir de la salle de bains. Si son corps, ou n’importe quoi d’aussi personnel, était à prendre, Anna ne le confierait pas au premier pilier de bistrot. Facile à comprendre, non ? Elle vendait ses services intimes sur d’autres territoires.
Alors l’entendre répondre oui à Biaise les a tous surpris, lui le premier. Anna, curieuse et intriguée, s’amusait intérieurement de sa conduite excentrique, il était distrayant, lui précisa-t-elle dans un murmure. Sous les guenilles, elle devinait une promesse indéfinissable. Elle avait un faible pour les dingues.
La rumeur a enflé dans la salle. Des voix se sont élevées, ont protesté, criant à la concurrence déloyale. Biaise n’avait rien de plus qu’eux, plutôt moins si on y regardait de près. Au prétexte qu’il savait aligner trois phrases et les coucher par écrit, ça lui tombait tout cuit dans le bec. Et Anna se laissait prendre à son petit jeu. Quelle tristesse. Y’avait plus de justice en ce bas monde. A titre de dédommagement moral, vu le préjudice subi, ils ont réclamé à Biaise une tournée générale. Bon prince, il a accepté, à la seule condition de consommer de la bière, blonde ou brune, ses moyens, que d’aucuns surestimaient, n’autorisant pas toutes les débordements de Bacchus. Cette contrainte n’a soulevé aucune objection et a été saluée à l’unanimité. Ce n’était pas comme si Biaise leur avait proposé des limonades, des sodas ou des jus de fruits. La maison a offert les cacahuètes.
On a trinqué à la connerie élevée au rang des beaux-arts et à la folie.
Quelques jours plus tard, Anna se concentrait sur les spaghettis qu'elle enroulait autour de sa fourchette, la sauce bolognaise, ça éclabousse partout, mais ça ne l’empêchait pas de se montrer fort loquace. Un moulin à paroles. Biaise se trouvait parfait dans le rôle de la figure mature, attentionnée et attentive. Il faisait de sacrés efforts. Il n’avait fait qu’une bouchée de la maxi-pizza aux boulettes de viande et l’entrecôte tardait à arriver. Biaise avait très faim. Il en aurait mordu la table.
Le couple déjeunait dans un restaurant de spécialités italiennes. La veille, Biaise était venu en repérage, examinant à la devanture le prix des menus complets et à la carte. Rien de prohibitif. Anna n’avait pas le profil d’une grosse mangeuse, et encore moins d’une mangeuse d’hommes.
Elle lui apprit qu’on avait mis le feu au lycée professionnel le week-end précédent leur tête-à-tête. Un acte criminel. Biaise avait vu passer la photo du bâtiment calciné dans le quotidien, sans s’émouvoir. Les péripéties locales, nationales et internationales, glissaient en général sur lui comme la pluie sur un pare-brise. Il perdit des points en l’avouant à Anna qui jugeait essentiel de se tenir informé des sujets d’actualité et d’avoir un point de vue sur le monde. Au fil des minutes, Biaise s’est rendu compte qu’il ne partageait pas grand-chose avec cette fille.
Ses activités ne l’avaient pas endurcie, elle restait trop gentille, trop compatissante. Anna appartenait à une espèce en voie d’extinction. En empathie avec toutes les causes, perdues ou en passe de l’être. Aujourd’hui, c’était le sort des enseignants. On les voyait défiler au bar après les cours, mais aussi avant, dès l’ouverture. Le phénomène n’avait jamais été observé auparavant. Giselle Trambouille elle-même s’en étonnait.
C'était la Bérézina dans le corps professoral. L’enseignement public sombrait. Le Titanic. Pas plus tard que deux jours auparavant, un professeur de philo à l’université de Bordeaux s’était fait descendre par l’un de ses étudiants pendant son exposé sur « Forme et contenu » ( le privant ainsi des deux ). Avant de l’abattre d’une balle dans la tête, l’étudiant lui avait reproché son attitude et ses idées décadentes et néfastes. Le métier devenait dangereux et, entre les cyniques, les dépressifs, les j'en ai plus rien à foutre, les burn-outés, les arrêtés-maladifs, il ne restait plus grand-monde de valide et de sain d’esprit dans les salles de cours. Le sort de l’un d’eux avait particulièrement émue Anna, un professeur de mathématiques, une grosse tête, la quarantaine lessivée, au bout du rouleau, et pas le pâtissier, plutôt le compresseur. Elle l’appelait la Veste.
- Tous les profs ont un surnom, expliqua-t-elle. La prof de français, une jeune femme que les élèves trouvent sans doute trop maigre, c’est Squelettor. Elle ne tient le coup qu’en se bourrant de cachetons et, résultat des courses, elle ressemble à un cure-dents. La Veste, lui, pendant les pauses, il file dans les toilettes s'en jeter une lampée derrière la cravate. Sa flasque de bourbon est dans la poche intérieure de sa veste. Il ne la quitte jamais, sa veste. Eté comme hiver, il en porte une différente, adaptée à la saison. Il fait croire à tout le monde qu'il est frileux, qu’il vient d’Afrique. Cette bonne blague. Pas question de se séparer de sa veste. Le danger est trop grand. D'après lui. Les élèves ne respectent plus rien. Les vols sont quotidiens dans les classes, dans les vestiaires, les dortoirs, sous les préaux, dans la cour, partout. Et la violence, n’en parlons même pas. Un ramassis de brutes, de voyous, de loups. Des bêtes, quoi. Bientôt, une ceinture noire de karaté sera indispensable pour enseigner. Il m’a dit comme ça : « Vous voyez, c'est comme si vous étiez Ali Baba, mais les voleurs, ils sont pas quarante, y'en a cinq cents. Croyez-moi, c'est Muhammad Ali, avant sa Parkinson, qu'il faudrait embaucher pour faire respecter le règlement intérieur. Ou Mike Tyson. Qui aurait envie de déconner avec Mike Tyson ? Qui oserait ne serait-ce qu'effleurer la veste de Tyson ? Mais ma veste, c'est à la portée de n'importe quel branleur trop sûr de lui. » Reposer sa veste sur le dossier de sa chaise pouvait susciter la convoitise d’un jeune abruti pensant qu'il se balade avec un pédalier Traliccio, du shit, ou un portable dernier cri, et que c’est toujours bon à prendre. Ou alors rien que pour l'emmerder. Se faire mousser auprès de ses potes, en profitant d’une seconde d’inattention de sa part et de la pagaille générale à la fin du cours, une main habile et baladeuse pourrait lui faucher sa flasque. Certains sont très forts à ce jeu-là. Ils ne reculent devant rien.
- Je ne vois pas trop où est le problème. Ils doivent pas être dupes, les cassos. Ils ont certainement découvert le pot aux roses. L'haleine du mec a déjà dû le trahir.
- Ça ne se sent pas trop, je crois, il suce des pastilles au menthol toute la journée. Il sait que sa vie au lycée pourrait se transformer en calvaire si on lui fait une réputation d’alcoolique.
- Ce qu’il est.
- On est d’accord, mais prof ou pas, l’alcool est un fléau. Ça touche tout le monde, je suis bien placée pour le savoir, je suis aux premières loges.
- Et moi donc. ( Biaise a réfléchi une seconde. ) J’aurais peut-être dû faire prof, j’ai le profil, je trouve. Ou conseiller d’orientation ou pédagogique. A mon avis, pour résoudre leurs problèmes, les profs feraient mieux d'enseigner les différentes techniques de vol, à la tire, à main armée, etc. Ils seraient moins emmerdés, les élèves apprendraient quelque chose, ils seraient contents et l'administration se féliciterait des résultats. Tout le monde y gagnerait au change. La filière aurait de beaux jours devant elle. Ils devraient proposer cette option au bac professionnel.
Anna n’a pas ri. Biaise la déconcertait. Le malheur des hommes ne semblait pas le toucher, pire, il avait l’air de s’en réjouir. Elle n’était pas à blâmer. La lecture de ses chroniques lui aurait peut-être permis de mieux le comprendre.
Le déjeuner s’est poursuivi accompagné du tintement des couverts sur les assiettes. On n’a plus échangé que des regards par-dessus les assiettes. Au dessert, la Panna cotta industrielle a laissé un goût d’inachevé dans la bouche de Biaise. Il a réglé l’addition et on s’est quitté insatisfaits.
Au début du repas, il avait demandé à Anna pour quelle raison elle avait accepté son invitation. Fine observatrice, ça faisait partie du job, elle lui avait répondu qu’elle avait remarqué ses mains. Malgré tous ses efforts pour les dérober aux regards, elle avait vu qu’il avait de très belles mains.
Ses mains ne l’avaient pas empêchée de le prendre pour un nihiliste, ou un cynique, alors que Biaise n’était qu’à la recherche d’un équilibre précaire entre la détestation de soi et de celle des autres, Alors c’était quoi son problème, à Anna ?
Biaise touchait presque le fond.
L’Homme-Sang de Jean Songe, chapitre 16/35