Apocalypse nucléaire en vue au pays du Matin Calme, mais pas seulement…
Un hilarant foisonnement apocalyptique, un sens consommé de la farce, qui nous emmènent à cent à l’heure dans une joyeuse absurdité tragique.
Longtemps, il s’était couché de bonne heure. Cela ne l’avait pourtant pas empêché de mourir dans la force de l’âge, tout Chef Suprême de la République populaire et démocratique de Corée qu’il était.
La Corée du Nord avait, depuis plus d’un demi-siècle, un régime unique en son genre qui n’était parvenu à gagner, malgré un leadership incontesté dans l’oppression de son peuple et la provocation internationale, qu’une indifférence moqueuse de la part des autres nations, à peine ponctuée parfois de quelques pics de colère pour la forme. C’était d’ailleurs, disait-on, une grande frustration pour son dirigeant, qui l’emportait dans la tombe.
Bien sûr, à l’annonce de la mort du Sérénissime Maréchal du Pays du Matin Calme, quelques voix s’étaient élevées sur la scène internationale – particulièrement dans les pays aux échéances électorales prochaines – pour dénoncer la barbarie du tyran et le soulagement que sa disparition laissait espérer, en n’oubliant pas d’avoir une pensée émue pour ce peuple si valeureux qui méritait d’être soutenu dans sa transition vers la démocratie (par exemple, en bénéficiant des richesses que de généreuses volontés étrangères sauraient tirer des ressources minières de leur pays).
Mais dans l’ensemble, tous ces discours avaient l’accent de la gronderie parentale envers l’enfant qui s’est ébouillanté avec la casserole sur le feu : ça lui apprendrait, la prochaine fois, à vouloir la verser sur la gueule de son petit frère. Qu’il retourne en tirer la leçon dans sa chambre, et ne vienne surtout plus déranger les adultes, qui avaient d’autres choses autrement plus importantes à traiter.
Au fond, personne ne s’intéressait vraiment à ce qui allait advenir, puisque la poursuite dynastique du pouvoir ne faisait aucun doute. Le fils du défunt, Kim Jon-Hee, 13 ans, n’étant pas encore en âge de régner, ce serait inévitablement le frère qui prendrait la conduite du pays, avec peut-être une légère inflexion libérale comme on avait pu le voir à Cuba, mais rien qui nécessite dans l’immédiat de revoir sa politique étrangère ou de renouer des relations diplomatiques. On se contenterait du champagne à la santé du tortionnaire, comme on l’avait fait pour Saddam et Mouammar, et l’on retournerait jouer à se fair epeur entre puissances dirigeantes à grands coups de menaces et de porte-avions.
Dans les salons officiels, après avoir écouté d’une oreille distraite le discours largement convenu du frère du dictateur défunt, les convives se détournaient déjà des écrans plats où la foule coréenne pleurait des rivières de sincérité au rythme synchrone des blindés en parade. Ils ne virent ainsi pas tout de suite l’adolescent qui s’approchait du pupitre pour y prendre la parole à son tour.
Ce n’est qu’en entendant l’interprète hésiter qu’ils se retournèrent :
– Euh… hé, bande de boloss ! Ouais, vous, les tocards de l’ONU et tout ce bordel. C’est pas tonton qui reprend les affaires, c’est moi ! Hé ouais, surprise. Vous vous êtes bien foutu de notre gueule, hein ? Ça vous a bien fait marrer d’assassiner mon père, bande de sales rats. Et ben, bouffez du LOL tant que vous pouvez, espèces de baltringues, parce que ça va pas durer ! J’ai un petit cadeau d’adieu pour vous : cinq cents bombes nucléaires miniatures planquées un peu partout chez vous, prêtes à vous exploser à la face. C’est pas beau, ça ? Un vrai feu d’artifices pour mon anniversaire, dimanche ! Pas la peine de venir nous envahir, j’en ai foutu chez nous aussi : hé hé, pas de jaloux ! Ah, et pas la peine non plus d’essayer de me faire tuer moi aussi : vous auriez plus aucun moyen de savoir où est le système de mise à feu que j’ai bien planqué, ni comment l’arrêter…
Puis, les yeux face à la caméra, il fit un geste du majeur largement populaire auprès des adolescents du monde entier, qui résumait avec assez d’évidence la position générale de sa famille vis-à-vis de ce même monde entier, au cas où ce dernier ne l’aurait pas encore bien saisie.
Dès les premières des 420 pages de ce premier roman, publié en mai 2018 chez Aux Forges du Vulcain, le ton est donné : Franck Thomas nous invite à un galop échevelé vers une apocalypse nucléaire pourtant hautement improbable, sous le signe de la farce généralisée. La folle menace du tout jeune dictateur coréen, hautement prise au sérieux un peu partout, déclenche en effet un fracas de fin du monde n’ayant rien à envier aux fièvres millénaristes du passé. Autour du traducteur professionnel Sylvestre Bonenfant et de ses obsessions terminales en matière de modélisme ferroviaire ou autre, une sarabande de personnages hauts en couleur et en improbabilité forcenée envahit rapidement les décors d’un paisible bourg français : postier prosélyte et missionnaire, agente immobilière emportée par la tourmente, policière d’élite à l’affectation de transition ou de garage, adjudant résolument réfractaire à l’autorité féminine, petites fripouilles de quartier à l’inventivité débordante et au jugement peut-être légèrement hasardeux, pour n’évoquer que quelques-unes des figures ne demandant qu’à participer, de gré ou de force, par hasard ou par nécessité, à cette course de demi-fond à l’abîme joyeux.
C’était le véritable attrait de Sylvestre pour le modélisme. Pas les trains, qui n’étaient que des palliatifs passagers, les simples amorces d’une catharsis plus profonde. Sylvestre ne jouait pas aux petits trains : il recréait un univers selon ses règles, soumis à ses caprices, un monde à sa guise, seul moyen de combattre l’autre, celui qui lui échappait en permanence malgré tous ses efforts.
On rit énormément, tout au long de « La fin du monde est plus compliquée que prévu », et on apprécie franchement la maîtrise développée par l’auteur et son inventivité burlesque résolument débridée. L’énorme Vladimir Lortchenkov des « Mille et une façons de quitter la Moldavie » ou de « Camp de gitans », le rusé Viktor Pelevine de « Homo Zapiens », voire le Vladimir Sorokine du « Lard bleu » ou le Quentin Leclerc de « La ville fond », ne sont pas si loin. Tout au plus pourra-t-on regretter, peut-être, que ce formidable élan comique, maniant le cynisme explosif et les désamorçages habilement farfelus, ne soit pas soutenu par une ligne de fond plus solide, par un cheminement souterrain qui tirerait tout le bénéfice de ce foisonnement hilarant.
Après s’être défoulé à loisir sur son petit monde parallèle, Sylvestre avait désormais l’esprit serein. Les troubles apocalyptiques issus de Corée du Nord n’avaient pas encore franchi le seuil de son existence, pas plus que celui de celle de la quasi-totalité des individus de la planète d’ailleurs, puisque les images du décès, du deuil et de la succession à la tête du pouvoir nord-coréen n’avaient pas encore été diffusées hors du pays par les canaux officiels du Ministère de la propagande et de l’information.
Ce ne serait que bien plus tard, c’est-à-dire au cours du dernier chapitre de cette première partie, que le reste du monde apprendrait l’effroyable nouvelle, et jalouserait alors certainement les quelques êtres d’exception que l’auteur, pour les remercier de leur confiance et de leur patience dans le lancement un peu long de cette histoire, avait choisi d’informer dès les premières lignes de ce roman.
Frank Thomas - La fin du monde est plus compliquée que prévu - éditions Aux Forges de Vulcain,
Charybde2, le 8/11/19
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