Aldo Soares en version Gelatinium
Suite à l’oubli d’un négatif Polaroid N55 dans une cave, Aldo Soares a constaté que l’émulsion avait été colonisée par des moisissures et que celle-avait été magiquement transformée. L’or y rit en ces matins magiques, comme un vin vieux et plein d’esprits ourlés.
Aldo Soares, qui a beaucoup travaillé pour Libération avec des commandes de portraits réalisés à la Chambre 4×5 pendant de longues années, raconte comment il a découvert ce qui sera Gelatinium, ce processus de maturation sous-terrain, cette oblique du temps, et quel fut son étonnement, sa joie, en découvrant l’oeuvre d’un temps humide dans le résultat inattendu de cette transformation chimique.
Quand, bien plus tard, je l’ai repassé sous l’agrandisseur, j’ai vécu dans mon labo les frissons du chaos et de la beauté, réunis dans un parfait équilibre. Les dégradations étaient organisées, harmonieuses, comme des fractales à travers l’image encore visible. Il y avait des géométries anarchiques qui se regroupaient entre elles, par familles, les rondes avec les rondes les poussières avec les poussières. Le portrait raté, dans une étonnante résilience, avait pris sa revanche sur l’oubli, offrant un spectacle fascinant dans la lumière rouge du labo. Depuis ce jour, je consacre une partie de mon temps et de ma production à ce projet organique, je teste les réactions des négatifs « in vivo » pour en extraire l’âme et le vécu, je les mature comme un bon vin. Je les enterre dans des boites étanches, je les dégrade dans des caves humides, puis je les fais longuement sécher afin qu’ils stabilisent un peu leur mutation. Puis enfin je les numérise en très haute définition pour en révéler l’image positive avant qu’elle ne disparaisse, rongée par la chimie mutante.”
Aldo Soares
Il faut voir les beaux tirages en grand format, de Gélatinium, où se lit le pigment et cette matière de l’émulsion qui a voyagé dans le temps, plusieurs dizaines d’années parfois, comme une preuve de la confiance que l’homme a accordé à celle-ci ici, Fée et Reine de l’imagée présence, retour d’un orphisme de circonstance et de choix. L’alchimiste ne découvre jamais par hasard. Une revanche contre l’oubli en quelques sortes, déclare t-il, fier de cette alchimie impromptue et féconde. Il rappelle ici cette signature mémorielle et l’occasion d’un hasard, d’un oubli, qui fit oeuvre.
Les découvertes d’Aldo Soares
“C’est ce que j’ai découvert il y a de nombreuses années à la faveur d’un hasardeux accident, et qui me passionne depuis. En oubliant par accident un négatif de Polaroïd noir et blanc (PN55) dans un sous-sol humide, un portrait de Pierre Yameogo réalisé pour le journal Libération. Ce négatif était destiné à l’oubli définitif car il figurait à peine parmi les non choix, le portrait était raté. La chimie gélatineuse servant au développement avait été laissée à la surface sans bénéficier de son traitement de base, un lavage énergique à l’eau claire. Quelques semaines plus tard je découvre ce négatif oublié en pleine mutation organique, couvert de champignons psychédéliques qui s’élevaient comme une chevelure en brosse, des couleurs rouges et bleues se révélant fièrement à la surface de cette étonnante moisissure. C’était très beau et déroutant. Je l’ai protégé, observant régulièrement les forces de transformation à l’oeuvre. La chevelure en brosse s’est effondrée, laissant place à une moisissure multicolore suspecte sur toute la surface du négatif. “
Certains de ces polaroids, abstraits, graphiques, secrets et mystérieux, reviennent aux sources du visible, de ce qui fait image en photographie, quand le Medium, soumis à l’alchimie de la terre est déjà un rêve porté par le temps. Une poétique s’y déploie d’autant plus forte et si fragile qu’elle n’est due à aucune intention particulière, et qu’elle en est une preuve confiante et curieuse.
L’expérience démarrée par Aldo Soares avec Gélatinium, à la fin du millénaire a de quoi faire rêver, elle est sans doute issue de cet esprit d’aventures, elle témoigne, c’est certain d’une intuition magnifique. Aldo Soares ne s’enferme plus dans la nuit rouge de son laboratoire, il confie, en homme sage, ses négatifs à la nuit humide des caves et à ces puissances de maturation souterraines, à leurs révélations…. Il s’en remet à cette poétique fondamentale des forces de l’oubli et de la désagrégation, de l’effacement, de la disparition, de celles décrites par Gaston Bachelard dans son ouvrage la terre et les rêveries du repos, pour que s’accomplisse une pacification heureuse et le retour à une organicité des images élémentaires comme celles confiées à la terre dans une relation d’Intimité. Il semble que ce voyage ait eu lieu pour quelques centaines des photographies d’Aldo Soares afin de faire Corpus, rêve étrange des voyages au pays de Céres dont il serait urgent de parler avec douceur afin d’en cueillir, au delà des ravissements, une intelligence matérielle qui a fait oeuvre.
Gelatinium, retour de la profondeur.
“Cacher est une fonction première de la vie. C’est une nécessité liée à l’économie, à la constitution des réserves. Et l’intérieur a de si évidentes fonctions de ténèbres qu’on doit donner autant d’importance à une mise au jour et à une mise à la nuit pour classer les rêves d’intimité ! L’intimité découverte est moins un écrin aux joyaux innombrables qu’une puissance mystérieuse et continue, qui descend, comme un processus sans limite, dans l’infiniment petit de la substance…On sent tout de suite que la couleur est une séduction des surfaces alors que la teinture est une vérité des profondeurs……. Le rêve d’imprégner compte parmi les rêveries de la volonté les plus ambitieuses. Il n’a qu’un complément de temps : c’est l’éternité. Le rêveur, en sa volonté de puissance insidieuse, s’identifie à une force qui imprègne à tout jamais. La marque peut s’effacer. La juste teinture est indélébile. L’intérieur est conquis dans l’infini de la profondeur pour l’infini des temps. Ainsi le veut la ténacité de l’imagination matérielle. ” Gaston Bachelard in La terre et les rêveries du repos.
Au delà de leurs voyages au sein de la cave dans un rêve qui s’éternise et qui fait photographie, Gelatinium peut se concevoir comme une Odyssée mystérieuse et secrète, inscrite de ce côté ci du réel par le processus chimique de mutation des couches photo sensibles de l’image et cette altération, arrêtée à un point de son évolution, lavée à grande eau, séchée puis numérisée. Et c’est bien l’intelligence, voulue ou survenue d’Aldo Soares, qui mobilise notre respect et notre attention, suscite l’ambivalence entre ces disparitions qui altèrent l’ancienne image et l’apparition de cette nouvelle image, image latente. Il y aurait beaucoup à dire sur cette image fantôme qui s’affirme ici et maintenant, au terme de tout un processus chimique, et qui ravit, enchante, hors de cette mutation, comme s’il s’agissait là d’une lente et organique mobilisation des forces de la vie aux destins du surgissement, que ce soit la graine plantée en terre à l’automne et sa germination ou la chrysalide du papillon.
Ce travail secret devient idéal par la pacification de la corruption du temps; une force de croissance et de décroissance accorde sa grâce à de fragiles images pour en révéler toute l’ambiguïté, en accouchant ces photographies de leur seconde et vraie vie.
Hors de leur chrysalide, papillons issus de la métamorphose, aptes à enchanter ce jour, nous les voyons de ce premier regard, libres, voler comme des lucioles, tout autour de nos têtes, comme un message beau et improbable issu du temps même. Ils enchantent… car en ces preuves rapportées du réel se loge le rêve de nos propres mutations, ces avenirs où bruit la lumière dans son organicité et son chant plein. Et tout ceci nous le devons a l’évènement, l’aventure qui est advenue au photographe Aldo Soares comme une “récompense” sans doute de sa grande tempérance.
Peut-être un peu de cette poudre d’or qui, dit-on, dans les rêves accomplit nos vœux et voyage aux confins des mondes…sur les ailes de certains papillons.
Pascal Therme, le 20/11/19
Aldo Soares - Gelatinium