“Nous qui débordons de la nuit” : émeutiers et lucioles, l'aggravation d'Hannibal Volkoff. Par Yves Adrien
Succulentes, hiératiques nymphettes néo-gothiques et jeunes dogues demi-flingués s’ébrouant dans le brouillard des fumigènes, charmantes sont les rencontres que l’on fait en le second opus de cet Elfe pervers au teint de rose, Hannibal Volkoff. Émeutiers et lucioles, ainsi nous plaît-il de les nommer, déjà figuraient les fratries duelles et incestueuses d’un premier recueil, le déviant “Nous naissons de partout” (Les Presses Littéraires, 2016) ; ici, la distribution demeure inchangée, mais le jeu se fait plus féroce. Cela s’appelle une aggravation.
Émeutiers et lucioles, donc : les uns cassent, les autres flamboient, jetant tout le feu de leurs ocelles.
Mais la nuit venant en des chambres sans nom, au fond de districts inconnus, les uns et les autres, se retrouvant, se flairent, se défient, s’abattent et s’emboutissent, puis se relèvent et se repoudrent, aspirant goulûment l’air comme empoissé de semence et de maléfices ; ceux que des parents vertueux bordaient, enfants, dans les soirs quiets de Saint-Germain-en- Laye, lent à cette heure de la nuit au matin, vers le terminus des drogues et la pesée des âmes ; lent, débordés : lent, yeux clos et crocs acérés, phalange de piranhas déchiquetant quelque nuage de benzédrine. En ces saisons ternes, en ce siècle saturé de bienséance et de déodorant idéologique, les méfaits de cette faune nous sont, avouons-le, des plus précieux.
Depuis ses 20 ans – il en avoue présentement 31 –, Hannibal Volkoff documente et archive ces scènes abrasives ; moins prédateur que proie, on le devine tenté de s’immoler sur l’un de ces autels : ce serait là, beau sujet mythologique, un Orphée mis en pièces par les Sodomites. Mais ne nous assombrissons point...
En ce second recueil de l’Elfe, il est une pure image d’éternité : celle de ce fistfucking en envolée puissante et magistrale, manière de codicille au grand-œuvre d’Auguste Rodin, rien moins. D’autres images, pour être plus légères, nous parlent également... Voyez cette strippeuse extatique officiant via quelque faille métatemporelle, et qui, ici téléportée, réapparaît soudain lors d’une soirée donnée chez Louise de Vilmorin : ce pourrait être aussi, rehaut mythique, un fragment perdu de La Dolce Vita, 1960.
Voyez, encore, ces Parques révérendissimes, sœurs filandières attendant leur heure sous les dorures sidérales de Star Wars. Voyez, surtout, ce Garçon au bandeau, ragazzo fier – collier et crucifix – ne semblant s’être incarné que pour précipiter le retour pascal de Pier Paolo Pasolini. Voyez...
Il est dans ces pages des filles diaphanes, et d’autres outrageusement sanguines : Nous qui débordons de la nuit n’est en rien un ouvrage vegan. Ici par chance, ce ne sont pas les animaux que l’on maltraite, mais les garçons, et la chair abonde. Ne vous en privez point : faites comme les piranhas, nettoyez tout.
Hannibal Volkoff, on le sait, a l’âme insurrectionnelle. Des soirs, lors des vernissages déjetés de cette galerie Hors-Champs dont il est le directeur artistique, sous l’œil libéral mais exercé de Bernard Pegeon, qui en est l’âme, nous nous plaisons à le taquiner, fendant une foule frondeuse, en lui louant les écrits, oh si peu militants !, du prince de Ligne.
On le devine, nous venons moins pour les émeutiers que pour les lucioles. Les uns cassent, mais c’est encore du travail : les autres flamboient, et c’est déjà du plaisir. Les révolutionnaires sont rarement ceux que l’on entend, ou attend. (Sade, seul qu’il était, mais marquis, fut plus enragé et s’illustra plus hautement que les plébéiens, Marat, Hébert et leurs foutues cohortes : le nommera-t-on botaniste, celui qui promulgua l’alliance gracieuse de la merde et des tubéreuses ?). Si l’Elfe pervers et le présent Prédicateur, sur les émeutiers, parfois divergent, par les chats bien vite ils se retrouvent. D’aucuns savent que William S. Burroughs, l’Egyptien, est occupé en ses travaux post- mortem à élever une Pyramide en os de chats à telle Divinité demi-féline de la XVIIIe dynastie. Car ce sont eux, les Supérieurs Inconnus : les chats. Vingt ans ont passé.
Soucieux toujours de demeurer en phase, les parents vertueux découvrent ce qu’est une ZAD : une Zone Astrale Détemporalisée, idéal produit d’investissement en cette saison où le marché est, dit-on, bien orienté. Parents vertueux, à l’heure de glisser au tombeau, les piranhas viendront-ils vous border ? Mais ne nous assombrissons point, bis. Fée du logis, Criquette est décidément bien jolie. De scandale, jamais il n’y eut ; car il est en tout art une mesure, qui est une morale, une légitimation peut-être : c’est la mort.
Ou, selon Malcolm Lowry, à l’apogée du fatalisme :
« Under the razor, under the broken light
Of this gibbering world we shall fall
Thus enticed, into the swinging chair to wait ;
Read madness ; watch self ; accept nothing ; accept all. »
Hier tuméfié, si tôt et si lugubrement endormi, Alain Pacadis, à jamais fidèle d’Antinoüs et du Velvet Underground, se serait longuement, savamment, somptueusement égaré en les pages de ce livre : ces pages de crémation lente et de suave ignominie, goûtons-les avec lui.
Yves Adrien, été 2018.
Hannibal Volkoff - Nous qui débordons de la nuit - éditions Les Presses Littéraires
L’occasion était trop belle de laisser s’exprimer le rare Yves Adrien; dont nous publions la préface. Mais notre interview d’Hannibal Volkoff, à Ground Control la semaine passée, est sur le podcast ci dessous.