L'AUTRE QUOTIDIEN

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Des Bacchantes contemporaines avec Céline Minard

« Nous avons tout ouvert. Nous avons tout relié. » Un grand détournement du film de casse, vers tout autre chose.

Personne ne bouge devant le bunker alpha.
La brume matinale se dissipe lentement, elle monte et s’accroche aux frondaisons avant de s’évanouir. Il est un peu moins de six heures du matin, le vent d’est fait bruire la végétation basse.
Il n’y a plus un seul uniforme dans le paysage.
Les hommes armés se sont regroupés dans l’ancienne maison du gardien qui leur sert de QG depuis cinquante-neuf heures. Ils ont les yeux rivés sur la porte d’acier qui devrait s’ouvrir dans quelques minutes pour la troisième fois consécutive depuis le début des opérations. Ils ne tenteront pas ce matin un nouvel assaut. Ils attendent les ordres. Le négociateur est arrivé au milieu de la nuit, il a besoin d’un contact direct avant de décider d’une méthode d’action. Il a lu et mémorisé les rapports des deux derniers jours, il est concentré sur les sons. Des perches Mini Boompole ont été installées durant la nuit au-dessus de la porte alpha dans l’angle mort de la caméra de surveillance extérieure. Ses oreilles sont prises dans les coussinets enveloppants d’un casque à réduction de bruit, il est coupé de son environnement sonore immédiat, il regarde monter la vapeur qui s’échappe de son mug de thé noir. Vingt secondes avant que la porte ne s’ouvre, il sursaute.

Depuis plusieurs années maintenant, j’éprouve une excitation croissante à l’approche d’un nouveau texte de Céline Minard. Qu’elle s’empare d’un genre littéraire ou d’une thématique (simple ou multiple), elle parvient à conduire d’un front un authentique jeu avec les codes et les mécaniques, pour notre plus grand plaisir, et une quête personnelle, dont la profondeur et le dépouillement se dissimulent savamment dans les interstices de son principal propos apparent, pour notre plus grand profit poétique et philosophique. Que ce soit dans la science-fiction post-apocalyptique (« Le dernier monde », 2007), dans la fusion du roman  médiéval et du film d’action asiatique (« Bastard battle », 2008), dans l’autobiographie littéraire imaginaire (« So Long Luise », 2011), dans le western utopique et politique (« Faillir être flingué », 2013), dans l’espionnage et les arts martiaux méditatifs (« KA TA », 2014), ou dans la robinsonnade montagnarde et ascétique (« Le Grand Jeu« , 2016), elle démontre à chaque fois une parfaite maîtrise de son sujet apparent, et crée à chaque fois la surprise en le subvertissant en profondeur, usant de toutes les ressources d’une langue pouvant se montrer aussi malicieuse que vertigineuse. Avec ces « Bacchantes » publiées chez Rivages en janvier 2019, elle propose en première intention de s’attaquer au film de casse, en pose les codes sur la table, répand aussitôt le doute et le désarroi, et finit bien entendu par nous offrir quelque chose de bien différent, à nouveau.

Aucun badge ne répond plus, les caméras de surveillance n’enregistrent rien d’anormal, les écrans de contrôle affichent des températures habituelles, une humidité constante et un éclairage réduit au bunker de réception.

Ethan Coetzer a d’abord cru à un canular. Il s’est trompé. Le premier assaut donné par les forces de police a été un échec. La porte blindée est à l’épreuve des obus, le système d’ouverture par reconnaissance faciale a été détruit. Et personne à l’intérieur de la place ne s’est laissé impressionner par le vacarme des détonations. En échange, ils ont trouvé à quatre heures du matin, debout devant la porte parmi les plaques de peinture brûlées, la première bouteille débouchée. Aux trois quarts vide. Sans commentaire. Sans s’expliquer non plus comment elle était arrivée là. Ils ont néanmoins compris à cet instant qu’ils avaient perdu le contrôle des caméras de surveillance. À quel moment exactement ? Cette question travaille le cerveau de Jackie Thran comme une ritournelle. Avec trois autres, qui tournent en boucle : qui, comment, pourquoi ?

Pour la brigade d’intervention, la plus importante est « comment ». Pour Jackie et pour le négociateur, c’est « qui ». Pour Ethan Coetzer, c’est « pourquoi ». Mais pour tous, elles sont intimement et différemment liées. Chacun pense à part soi qu’une seule réponse suffirait à résoudre la situation, mais aucun d’entre eux n’a le début d’une piste.

Alors qu’un redoutable typhon est en approche imminente sur Hong-Kong,  la cave monumentale et ultra-moderne d’Ethan Coetzer, ancien diplomate sud-africain et homme d’affaires avisé (dont le nom suggère curieusement aussi bien un prix Nobel de littérature 2003 que l’agent le plus célèbre de Mission Impossible), cave construite dans un réseau d’anciens bunkers britanniques de la deuxième guerre mondiale, de mystérieux cambrioleurs parviennent à s’introduire dans la place, à en déjouer tous les systèmes de sécurité, et à prendre en otages les milliers de bouteilles de grands millésimes de vins et de spiritueux, estimés à plus de 350 millions de dollars, confiés aux bons soins de BCWC (le nom de l’entreprise en question) par de riches amateurs du monde entier, soucieux de la bonne tenue de leurs trésors œnologiques (et peut-être – mais seulement peut-être – désireux de bénéficier de l’avantageuse fiscalité de l’ancienne cité-état concernant le vin). Le roman débute juste après qu’un premier assaut lancé par la police anti-terroriste, appelée en urgence, se soit montré totalement infructueux, alors même que les trois assaillantes révèlent volontairement leurs visages plus ou moins grimés aux forces de l’ordre, en une soigneuse mise en scène filmée de l’intérieur de la chambre-forte aux grands crus.

Il demande à Coetzer d’examiner les trois bouteilles comme des pièces à conviction. Elles ne portent aucune empreinte digitale mais elles ont été manipulées. Selon lui, c’est déjà un début de dialogue. Coetzer se recueille un instant. Il se concentre sur la bouteille de chambolle-musigny et montre la coupure nette de la capsule de surbouchage, l’étain a été sélectionné d’un seul geste. Puis il penche la bouteille pour qu’ils voient le dépôt qui repose dans le tiers de vin restant. Jackie Thran fait la grimace.
– Il y a à boire et à manger là-dedans.
– C’est plus un gage de qualité qu’un défaut, les amateurs le savent.
Marwan ôte ses lunettes et se frotte la base du nez.
– Diriez-vous qu’ils ont débouché et versé le vin comme le feraient des sommeliers ?

Au moins depuis « Faillir être flingué » (et de manière ô combien éclatante avec « Le Grand Jeu », avec l’écho intense et subtil de René Daumal et de son « Mont Analogue »), on sait à quel point les titres choisis par Céline Minard pour ses ouvrages n’ont aucune innocence, représentant souvent au contraire la première clé disponible pour pénétrer les couches métaphoriques et symboliques qu’elle élabore et dissimule dans son art du récit d’action. Dans la mythologie grecque tardive, dont la dernière pièce d’Euripide, en – 405, serait une parfaite incarnation, « Les Bacchantes » désignent les prêtresses spontanées du culte de Dionysos, dieu du vin, de l’ivresse et de bien d’autres choses plus rusées encore (on pourrait supposer que le titre se réfère aux belles moustaches caractérisant le prix Virilo, dont « Faillir être flingué » fut lauréat en 2013, mais ce serait une autre histoire, probablement trop tirée par les poils). La légende nous apprend que, de simples célébrantes joyeuses des vertiges de l’ivresse, elles pouvaient à l’occasion et lorsque nécessaire se muer en redoutables ménades, capables de semer la mort et la destruction, et de dépecer à mains nues celles ou ceux ayant offensé leur dieu, tout particulièrement – nous dit-on – « celles et ceux qui ne l’acceptaient que par intérêt ». Si Jackie Thran (au nom impliquant à lui seul l’assaut et l’action), la cheffe de la brigade d’intervention appelée dans la cave surblindée de BCWC, et Marwan Cherry (dont là encore les connotations du nom fusent à loisir), le négociateur spécialisé en prises d’otages, ne disposent pas de cet indice crucial qu’est le titre du roman pour répondre à la lancinante question : « Pourquoi ? », la lectrice et le lecteur peuvent en revanche imaginer sans barguigner qu’il pourrait y avoir là quelque chose à chercher du côté de l’appropriation et de la thésaurisation, déconnectées de la valeur d’usage de ce liquide symbolique entre tous qu’est le vin – qui fut un temps une boisson populaire, et décriée pour ses méfaits auprès des classes laborieuses et dangereuses, rappelons-le au passage. Ce qui justifierait amplement, sans doute, qu’une clown (ou clownesse), une actrice et une spécialiste en désamorçage des explosifs, se mettent en mouvement dans cette direction d’abord inattendue, et se muent dans un premier temps en émules ultra-performants de la bande de Danny Ocean ou de celle de Vostok (Léo Henry« Le casse du continuum », 2014), avant d’emmener lectrice et lecteur vers un final que l’on se gardera bien de dévoiler – mais par lequel le leitmotiv du roman, le premier tweet adressé au monde après la prise de la cave-bastille, « Vous ne pouvez plus entrer. Nous avons tout ouvert. Nous avons tout relié » (qui pourrait servir de slogan élégant et efficace aux spécialistes mondiaux des leaks informatiques et démocratiques, sans doute), prend peut-être tout sons sens.

Jackie soupire :
– Elles nous embrouillent. Elles gagnent du temps.
– Ou elles s’embrouillent entre elles. Ce qui serait bon pour nous.
– Pas sûr. Une équipe qui part en vrille, c’est quitte ou double. Le fait est qu’on ne peut pas dire si ce sont trois cinglées qui se sont lancées dans un truc qui les dépasse complètement ou si ce sont trois cinglées qui savent très bien ce qu’elles font. Et je ne sais même pas ce qui est préférable.
Marwan est en train de réfléchir à  ce qu’il faudrait mettre en place pour en isoler une, plutôt la Brune, quand une cascade d’emails l’interrompt. Les résultats d’analyse de la trace ADN découverte dans la bouteille d’urine viennent d’arriver.

Des bunkers transformés, des mugs de thé noir, des escarpins Jimmy Choo, des millionnaires intransigeants, des caméras de surveillance manipulées, des romanée-conti et des chambolle-musigny, des messages difficiles à interpréter, du maquillage, des tire-bouchons et des jeux de quilles improvisés, des objectifs communs partagés, des camions militaires soviétiques, des poires pour la soif, des pierres précieuses, des épidermes d’un monde organique, et surtout (surtout) des rats démineurs mozambicains : en à peine 100 pages, menées comme il se doit à un rythme 24 h chronoCéline Minard irrigue son casse de dizaines de détails, jouant sur notre sentiment d’incongruité, soufflant le rire un instant et le sérieux potentiellement mortel au suivant, traitant les moments irréels comme s’ils étaient parfaitement réels, logiques et documentables, parvenant à opérer au cœur même des paragraphes et des phrases une véritable mutation de son écriture, devenue dionysiaque au sens propre, pour parvenir à renverser ici un monde apollinien capturé par la finance et la puissance. Et c’est ainsi que « Les Bacchantes » marque une nouvelle étape exceptionnelle dans l’un des parcours littéraires les plus passionnants de ces dernières années, et offre un vrai régal à la lectrice et au lecteur.

« D’un entrepôt, nous avons fait une campagne. »

Céline Minard

Céline Minard Bacchantes, éditions Rivages
Charybde 2 le 12/01/19

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