L'AUTRE QUOTIDIEN

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Antoine Volodine et ses frères sorcières

Depuis la « Biographie comparée de Jorian Murgrave » (Présence du Futur, Denoël, 1985), l’impression extraordinaire à la lecture de l’œuvre d’Antoine Volodine et de ses hétéronymes est celle d’entrer dans un monde parallèle, où chaque livre ouvre une nouvelle porte, déchiffre un nouveau continent et semble atteindre un point d’incandescence ultime, en résonance avec les précédents.

Quarante-troisième volume de la bibliothèque post-exotique, publié en janvier 2019 dans la collection Fiction & Cie des éditions du Seuil, « Frères sorcières » est un objet d’une beauté formelle et littéraire impressionnante. Comme « Nos animaux préférés » d’Antoine Volodine et « Avec les moines-soldats » de Lutz Bassmann, « Frères sorcières » porte l’appellation d’entrevoûtes qui suggère l’architecture de l’objet, la nature circulaire du récit et l’envoûtement hypnotique qu’il crée.

Les trois parties de « Frères sorcières » sont reliées par des voix sortant des gouffres du temps, des vociférations poétiques déclamées par les femmes pour se soutenir et aider leurs semblables, actrices, poétesses, combattantes ou mourantes, vociférations qui entrent en résonance avec les puissants « Slogans » de Maria Soudaïeva. Elles sont reliées par la recherche de la parole essentielle, l’expression de voix originelles, oniriques et vertigineuses et par la théâtralité très forte du texte, comme thématique et forme d’écriture.

Eliane Schubert, personnage central de la première entrevoûte (« Faire théâtre ou mourir »), est peut-être la seule survivante d’une troupe de théâtre itinérante, la Compagnie de la Grande-Nichée, une troupe kidnappée et massacrée par des bandits. À moins qu’elle ne soit déjà morte, après plusieurs années aux côtés des bandits.

Femme à la biographie et à l’identité incertaines, certainement décédée et peut-être sorcière, elle raconte son histoire sous contrainte, soumise à un interrogatoire, structure narrative centrale du post-exotisme depuis le «  Rituel du mépris », qui permet de créer une tension entre le déploiement de son histoire tragique – une enfance itinérante avec la troupe dans des bourgades isolées de montagne, l’apprentissage des slogans transmis par d’autres femmes, imprécations poétiques déclamées sur les planches, le kidnapping et les violences subis par les bandits, les conflits du groupe de bandits dans un monde en délitement – et la brutalité des questions de l’interrogateur qui sans cesse l’interrompt, recherchant l’efficacité plutôt que les replis de l’histoire.

« Seules des femmes prenaient la parole dans la pièce. Des démentes, des prostituées, des mortes. Et elles s’exprimaient uniquement au moyen de phrases terriblement brutales et concises, qui sonnaient comme des avertissements, des conseils incompréhensibles et des slogans. Ma grand-mère et ma mère avaient intégré ces slogans à leur personnalité, à leur intimité, à leur existence quotidienne. Comme s’il s’était agi de la chose la plus naturelle du monde, elles les prononçaient en ma présence et elles me les transmettaient. Elles m’ont transmis mille autres choses, bien sûr, mais c’est cela que je me rappelle avant tout quand je pense à elles. C’est cela que je veux retenir avant tout. Quand je faisais ma toilette, j’entendais la voix de ma mère derrière la cloison, sa voix éraillée, ORDONNE TES OS A LA PERFECTION ! ORDONNE TES ORIFICES A LA PERFECTION ! ORDONNE TA FIGURE A LA PERFECTION ! NETTOIE SUR TOI LES FLAMMES DE L’AUTOMNE, LAVE-TOI ! ORDONNE TES MAINS FROIDES A LA PERFECTION ! SORS DE L’EAU, CHANTE LES CHANTS, LAVE-TOI ! À mon tour, je répétais ces phrases qui devenaient pour moi familières et essentielles. »

Les vociférations proférées par des femmes (« VOCIFÉRATIONS, cantopéra »), imprécations troublantes en 49 fragments, poésie extrême du chaos, de survie et de mort d’une richesse inouïe, forment un pont essentiel et le cœur de « Frères sorcières », avant de céder la place, dans l’ultime entrevoûte (« Dura nox, sed nox »), à la voix d’un sorcier très puissant venu du fond des âges, croisé précédemment sans doute sous les traits du Rossignol brigand (« Ilia Mouromietz et le rossignol brigand ») ou de Solovïei dans « Terminus radieux », sorcier qui se réincarne depuis des millions d’années pour commettre ses inimaginables méfaits, se nourrissant de l’espace noir, avançant de corps en corps, possédant femmes et filles, inlassablement.

Cette dernière partie en une seule et longue phrase, teintée de l’indispensable humour du cœur du désastre, porte l’éblouissement à son point extrême, une phrase luxuriante comme un envoûtement qui m’a remis en mémoire ces mots du Golem de Manuela Draeger :

« Sous ma langue demeure la puissance du mot. Tout indique que le mot agit sur mon corps, qu’il repousse et repoussera perpétuellement les attaques du temps, de l’humidité, du désespoir ou de l’ennui. Le mot contrarie ma transformation en poussière. »

Claro en parle superbement dans Le Monde des livres ici, et Pierre Benetti sur En attendant Nadeau ici.

Frères sorcières d’Antoine Volodine, éditons du Seuil, Coll Fictions & Cie
Charybde

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