La guerre des pauvres est toujours d’actualité ! Avec Müntzer pour la Réforme radicale, par Eric Vuillard
Une redoutable lecture échevelée de la révolte paysanne allemande de 1525, autour de la figure charismatique et obsessionnelle de Thomas Müntzer. Savoureux et décapant.
La grande révolte de la paysannerie allemande entre 1524 et 1526 avait fasciné en son temps Friedrich Engels, qui en avait fait l’objet d’étude de sa « Guerre des paysans en Allemagne » (1850), deux ans après la publication du « Manifeste du parti communiste »avec Karl Marx. Le prêcheur protestant radical Thomas Müntzer, l’une des voix les plus virulentes de cette révolte, dont son « Sermon aux Princes » de 1524 aurait pu constituer à certains égards le manifeste partiel, et dont la personnalité figurait déjà en bonne place dans l’ouvrage d’Engels, était le centre de l’un des tous premiers textes d’Ernst Bloch, « Thomas Müntzer, théologien de la révolution », publié en 1921, trois ans après son « L’esprit de l’utopie » inaugural. Cet épisode de radicalité et de communisme primitif, comme cette poignante figure de pasteur tourné exclusivement vers les pauvres, servaient de déclencheur au formidable premier roman du collectif italien Wu Ming (qui signait encore alors sous le pseudonyme européen partagé de Luther Blissett), « L’Œil de Carafa »(1999), roman historique hallucinant des premiers temps du protestantisme et métaphore galvanisante d’une altermondialisation alors en plein élan. C’est d’ailleurs au collectif italien que Verso Books confiait le soin de rédiger la préface d’une réédition du « Sermon aux Princes » dans sa collection Revolutions en 2010.
Cinquante ans plus tôt, une pâte brûlante avait coulé, elle avait coulé depuis Mayence sur tout le reste de l’Europe, elle avait coulé entre les collines de chaque ville, entre les lettres de chaque nom, dans les gouttières, par les méandres de chaque pensée ; et chaque lettre, chaque morceau d’idée, chaque signe de ponctuation s’était retrouvé pris dans un bout de métal. On les avait répartis dans un tiroir de bois. Les mains en avaient choisi un et encore un et on avait composé des mots, des lignes, des pages. On les avait mouillées d’encre et une force prodigieuse avait appuyé lentement les lettres sur le papier. On avait refait ça des dizaines et des dizaines de fois, avant de plier les feuilles en quatre, en huit, en seize. Elles avaient été mises les unes à la suite des autres, collées ensemble, cousues, enveloppées dans du cuir. Ça avait fait un livre. La Bible.
Ainsi, en trois ans, on en fit cent quatre-vingts, pendant qu’un seul moine, lui, n’en aurait copié qu’une. Et les livres s’étaient multipliés comme les vers dans le corps.
Or, le petit Thomas Müntzer lisait la Bible, il grandit avec Ézéchiel, Osée, Daniel, mais c’était l’Ézéchiel de Gutenberg, l’Osée de Gutenberg et son Daniel ; et après avoir franchi le branlant pourri qui bâillait et raclait par terre, il restait de longs moments en bas, dans la vieille cuisine, à se frotter les yeux. Il ne savait pas ce qu’il voyait ni ce qu’il devait voir. Il était seul comme un voleur, et innocent.
C’est cette rage incandescente presque cinq-centenaire qu’Éric Vuillard a choisi de faire revivre dans son « La guerre des pauvres », publié en janvier 2019 dans la collection Un endroit où aller d’Actes Sud. Avec sa manière de plus en plus inimitable de s’emparer de l’Histoire, il nous offre 60 pages échevelées, mêlant la capacité de parcours au pas de charge qui irriguait par exemple son « La bataille d’Occident » (2012) et le souffle instinctif de la rue qui caractérisait notamment son « 14 juillet » (2016), sans rien perdre de cette ironie particulière qui traverse l’ensemble de ses textes, et qui avait trouvé un aboutissement provisoire avec « L’ordre du jour » (2017). Par sa façon d’assembler rapidement et incisivement un ensemble de prémisses, ou de signes précurseurs (dont par exemple la grande révolte paysanne anglaise de 1381, que transfigurait justement en août dernier Marie-Fleur Albecker avec son « Et j’abattrai l’arrogance des tyrans »), il pourra certainement aussi rappeler la leçon d’histoire accélérée du Pierre Bergounioux du « Récit absent » (2010).
Les bourgeois entendirent prêcher Müntzer, à l’église Sainte-Marie ; mais au retour d’Egranus, qu’il avait remplacé, on le nomma à l’église Sainte-Catherine, paroisse des tisserands et des mineurs. Là, Müntzer dut côtoyer le groupe des prophètes de Zwickau : Storch, Stübner, Drechsel. Ces trois ombres s’agitaient de toutes leurs forces, baignant dans l’extase, les visions et les songes, guettant les moments où le Bon Dieu leur parlait directement. La grande querelle était de prôner un baptême volontaire et conscient. Oh ! ça paraît un peu démodé cette idée de baptême, ce rationalisme de fous furieux, cette Aufklärung des burettes. Mais c’est une réaction à la corruption de l’Eglise, à l’irrationalité de la doctrine et des sacrements. Car ils lisent autre chose qu’Augustin et Thomas d’Aquin les fous furieux de Zwickau, ils lisent Érasme et Nicolas de Cues, ils lisent Raymond Lulle et Jean Hus, ils polémiquent, ils argumentent, ils veulent se tenir nus dans la vérité.
Ainsi, la ville est partagée en deux. Il y a d’un côté les patriciens, à Sainte-Marie, de l’autre, à Sainte-Catherine, la plèbe. La raison et la pureté, ce sera pour les pauvres : c’est devant eux que Müntzer commence à s’agiter, c’est là que sa blessure s’avive. Il parle. On l’écoute. Il cite les Évangiles : « Vous ne pouvez servir Dieu et les richesses. » Il croit pouvoir lire les textes tout simplement, à la lettre ; il croit en une chrétienté authentique et pure. Il croit que tout est écrit noir sur blanc dans saint Paul, qu’on trouve tout ce qu’il faut dans les Évangiles. Voilà ce qu’il croit.
Et c’est cela qu’il va prêcher aux pauvres tisserands, aux mineurs, à leurs femmes, à tous les misérables de Zwickau. Il cite l’Évangile et met un point d’exclamation derrière. Et on l’écoute. Et les passions remuent, car ils sentent bien, les tisserands, que si on tire le fil toute la tapisserie va venir, et ils sentent bien, les mineurs, que si on creuse assez loin toute la galerie s’effondre. Alors, ils commencent à se dire qu’on leur a menti. Depuis longtemps, on éprouvait une impression troublante, pénible, il y avait tout un tas de choses qu’on ne comprenait pas. On avait du mal à comprendre pourquoi Dieu, le dieu des mendiants, crucifié entre deux voleurs, avait besoin de tant d’éclat, pourquoi ses ministres avaient besoin de tellement de luxe, on éprouvait parfois une gêne. Pourquoi le dieu des pauvres était-il si bizarrement du côté des riches, avec les riches, sans cesse ? Pourquoi parlait-il de tout laisser depuis la bouche de ceux qui avaient tout pris ?
Récit effréné d’un ras-le-bol, d’une colère, d’une conviction, d’une radicalisation et d’une marche à l’abîme, qui s’achèvera dans le sang, pour ces protagonistes-là, à Frankenhausen et à Mühlhausen en mai 1525, non sans susciter, de manière plus ou moins directe, le terrifiant rejeton, difforme, des anabaptistes de Munster en 1534-1535, « La guerre des pauvres » renouvelle encore avec fougue et audace le répertoire historique d’Éric Vuillard, remontant cette fois, contrairement à ses prédilections affichées depuis quelques années pour l’époque relativement « contemporaine », à des années voisines de celles de son « Conquistadors ». C’est sans doute que, comme d’ailleurs pour son « 14 juillet », la résonance actuelle de cette guerre religieuse, économique et sociale contre la domination de principe et l’accaparement de la richesse se fait, n’en déplaise aux censeurs de tout poil prompts à dénoncer les raccourcis historiques et les analogies outrancières, plus pressante que jamais, ces temps-ci. Et ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur que de saisir ainsi un instant passé, fugitif et vaincu, pour lui offrir à nouveau de la perspective, du temps long et de la réinterprétation potentielle – et de le faire avec un singulier humour du désastre, fort différent de celui du post-exotisme mais non moins fougueux.
Surtout, il s’en prend au latin. Il oppose la simplicité du peuple au latin, et cette simplicité n’est pas vulgaire, elle peut être convertie. La boue, c’est de l’or. Et tandis que Luther traduit la Bible en allemand, Müntzer s’adresse dans leur langue à ceux qui ne savent pas lire.
Il va plus loin que Luther. Sa messe en allemand soulève un tollé. Les gens viennent des alentours d’Allstedt écouter la parole de Dieu, des foules se déplacent pour entendre un prêtre s’adresser à eux pour la première fois dans leur langue. Dans l’église d’Allstedt, Dieu parle allemand.
Aussitôt, des ennemis se dressent. Le comte Ernest de Mansfeld promet le fer à ceux de ses sujets qui se rendraient à Allstedt écouter Müntzer. Car les ouvriers, les artisans, toute une population ignare, les bourgeois même, se pressent. On veut entendre la Parole en allemand, on veut enfin savoir ce qu’on nous racontait depuis si longtemps dans cette langue étrange : on en a marre de répéter amen et ces couplets que l’on ne comprend pas. Et ce n’est pas insulter Dieu que de lui demander gentiment de parler notre langue.
La guerre des pauvres d’Eric Vuillard, éditions Actes Sud, coll. Un endroit où aller
Charybde2 le 15/01/19
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