Entre histoire et philosophie, les capsules temporelles de Xavier Boissel
Du kitsch attendrissant de la capsule de temps volontaire au vertige existentiel de son analogue involontaire. Un parcours étourdissant de brio dans les soubassements philosophiques d’une icône contemporaine de la culture, savante comme populaire.
Alors que les capsules de temps, sous leur forme originelle et principale de collection volontairement enfouie de témoignages divers, à destination de générations futures, sont devenues en un siècle l’équivalent ou presque d’un lieu commun de la pratique collective, scolaire – par le biais de travaux dirigés – ou populaire – par le biais de séries à succès -, Xavier Boissel nous invite avec un brio étourdissant à en interroger en profondeur la signification avouée ou inconsciente, et surtout à en explorer les frontières conceptuelles, questionnant la signification secrète des capsules de temps involontaires que peuvent être tant de productions techniques ou intellectuelles, de nos jours comme il y a fort longtemps.
Si c’est principalement durant « l’âge des extrêmes » ou « le court XXe siècle » (selon l’expression de l’historien Eric Hobsbawm) que s’est généralisée cette pratique, les capsules de temps sont omniprésentes sur le territoire nord-américain et particulièrement aux États-Unis. De nombreux lycées organisent en fin de cycle d’études, de manière très cérémonieuse, des enfouissements de capsules de temps, qui font quasiment office de rite de passage pour les adolescents. Le fait qu’elles nourrissent l’imaginaire populaire d’un pays dont l’histoire est récente fait sens : le moindre monument quelque peu ancien revêt aux yeux d’un Américain une valeur patrimoniale singulière ; les capsules de temps ne permettent-elles pas de se donner une épaisseur historique ? De projeter la possibilité d’une archéologie future ?
Cette vocation fortement prédictive des capsules de temps peut parfois même être concertée. Ainsi, à Barcelone, en 2009, les habitants de la ville ont été invités à imaginer ce que serait leur ville dans 150 ans, en 2159. À partir de 45 thèmes proposés, tout un chacun a pu participer en enregistrant son message pour les générations futures. Les idées les plus folles, mélange de science-fiction et de poésie, ont été regroupées au sein de près de 2 000 capsules individuelles. Les « gardiens » de cette capsule – une urne en acier inoxydable qui n’est pas enterrée, mais visible -, sont tous des Barcelonais, chargés de transmettre oralement à leurs descendants des informations sur ce projet. Chaque année, un habitant de Barcelone est censé faire tourner la capsule de 2,4 degrés, si bien que son contenu deviendra lisible (pour les visiteurs du musée d’histoire de Barcelone où se trouve le dispositif) en 2159, l’urne ayant alors accompli une rotation de 360 degrés. Les informations concernant ce projet sont parcimonieuses, la ville de Barcelone communiquant très peu à son sujet – mais rien n’indique qu’il aurait avorté. Il est en sommeil et la capsule fait son œuvre : elle attend, se fait oublier.
Par le heurt de deux morceaux de temps disjoints, la capsule opère ainsi un saut qualitatif entre les époques.
Xavier Boissel joue à la perfection d’un continuum cognitif qui englobe, sans sacrifier la rigueur analytique, les pratiques les plus diverses, au service du développement patient (en pourtant à peine 150 pages) d’une quête, d’une approche d’une idée foisonnante qui tente de se dérober : qu’y a -t-il à l’intérieur de et derrière la capsule de temps ?
Ambitieuses installations d’art contemporain : c’est par exemple le rôle fort emblématique du « Cadillac Ranch » de 1974 qui orne la couverture de l’ouvrage, dont la postérité sera peut-être bien davantage assurée par la féroce chanson-hommage que lui consacra plus ou moins directement Bruce Springsteen en 1980,
Fictions débridées et spéculatives : du Vernor Vinge de « La captive du temps perdu » (1986), inventant sur le principe même de la capsule temporelle le voyage immobile vers l’avenir, aux caches, réserves et indices disséminés par les protagonistes des séries « Heroes » (2006-2010), « The Sarah Connor Chronicles » (2008-2009) ou « 12 Monkeys » (2015-2018), des bribes in vivo saisies par le Benjamin Planchon de « Capsules » (2018) aux vestiges et capsules involontaires de Walter M. Miller Jr. (« Un cantique pour Leibowitz », 1959) ou Russell Hoban (« Énig Marcheur », 1980), il y a bien une manière d’interpréter la présence et l’usage de ce motif fictionnel dans un ensemble a priori aussi disparate.
Rien n’est plus beau qu’une capsule de temps involontaire et a fortiori, rien n’est plus beau que ce Lascaux d’encre et de papier qui traverse les siècles pour venir jusqu’à nous. À cet égard, tout livre est une capsule de temps, et toute bibliothèque, une promesse faite aux destinataires du futur. Mais chaque livre est un pari et demeure le risque qu’il ne soit jamais lu, parce que fragile, corruptible, ou pire, jamais retrouvé.
On connaît la sensibilité de Xavier Boissel à la lecture fine du vestigiel, même infime, au moins depuis son « Paris est un leurre », et sa capacité à transmuter l’affect mémoriel, au moins depuis son « Autopsie des ombres ». Son remarquable « Rivières de la nuit » était déjà, à plus d’un titre, une exploration des visées multiples que peuvent abriter certaines formes de capsules temporelles, en l’espèce le sanctuaire de semences du Svalbard. Il n’est donc pas surprenant in fine que ce « Capsules de temps », publié chez Inculte Dernière Marge en janvier 2019, se révèle à la lecture une formidable machine à nous chahuter, lectrice ou lecteur, entre fiction et réalité, entre récit et pensée, entre histoire et philosophie. C’est lorsque qu’il nous entraîne, sous couvert de vestiges enfouis et d’interprétations de signes devenus obscurs, vers les débats intenses, de visu ou à distance, entre Ernst Bloch, Günther Anders et Hans Jonas, avec les médiations attendues ou surprenantes de Michel Foucault (dont la lecture de Jules Verne demeure toujours aussi roborative) ou de Fredric Jameson (lui-même auteur d’un indispensable « Archéologies du futur »), lorsque le principe espérance s’entrechoque avec un principe responsabilité qui voudrait, avant la fin des temps, refermer de facto l’élan utopique comme une parenthèse devenue obsolète, que Xavier Boissel se révèle ici le plus décisif.
En rapprochant les enfouissements de déchets de Bure et de la « Yucca Mountain », explorée aussi avec talent par John d’Agata, les répliques des grottes paléolithiques et de leurs transmissions picturales – et l’on se souviendra ici du « Revenir à Chauvet » de Romain Verger -, les travaux de Giorgio Agamben et de Georges Perec, voire de Michel Serres, sur les mémoires, les espaces et les externalisations – avec leurs diverses conséquences prévisibles ou imprévisibles, les carnets secrets de témoignages échappant à la dissimulation totalitaire (et l’on songera peut-être au « Fatherland » de Robert Harris), Xavier Boissel nous invite à une subtile méditation politique, à la fois très contemporaine et fatalement intemporelle. Sous les signes putatifs des parcs à bois immergés dans le Scorff, des arbres organiques de Giuseppe Penone, et de ceux, très réels, de « La forêt de cristal » de J.G. Ballard, il nous offre une formidable leçon de syncrétisme philosophique spéculatif et orienté, de fusion productive de la fiction et de la réflexion, comme l’on rêve d’en voir beaucoup plus souvent.
Ce que nous enfouissons – sous la terre, sous la glace – finit parfois par revenir à la surface. Que ce geste soit sciemment concerté, ou simplement livré à l’indifférence et à l’oubli, quelle que soit la teneur de son objet, il fait signe vers un temps vestigial.
Capsules de temps- vers une archéologie du futur de Xavier Boissel, éditions Inculte, coll. Dernière marge
Charybde2, le 14/01/19
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