Gordon Matta-Clark, l'anarchitecte en action
Gordon Matta-Clark aura tenté, durant sa courte carrière, de repenser en collaboration l'architecture pour lui assigner d'autres buts; partant de l'existant pour montrer autre chose, comme un moment de vie à l'intérieur même des constructions, en creux ou les premiers graffiti new yorkais. An-architecte et brillant!
Fils du peintre surréaliste chilien Roberto Matta et de la designer américaine Anne Clark, Gordon Matta-Clark (1943-1978) a grandi à New York parmi les créations picturales et architecturales de ses parents et de leurs pairs – Philip Johnson, Isamu Noguchi ou encore Marcel Duchamp.
En 1968, Gordon obtient son diplôme d’architecte et il commence dès 1969 à produire une série d’œuvres et d’actions in situ à New York, réorientant sa connaissance de l’architecture vers une utilisation du médium qui en ébranle les fondements et postulats. De l’automne 1972 au printemps 1973, Matta-Clark réalise ses premières découpes architecturales dans des immeubles abandonnés du sud du Bronx obtenant à la fois des ready made quand il découpe des intérieurs (section de murs avec papiers peints) ou mieux encore, une vue plongeante dans l'intime en révélant l'invisible des intérieurs démolis. Il portera ce type d’action à une échelle monumentale dans Day’s End, réalisé le long d’un quai de l’Hudson, et Conical Intersect, qu’il produit à Paris, dans deux immeubles du quartier Beaubourg, à proximité du Centre Georges-Pompidou alors en cours de construction.
A comprendre l’architecture comme un terrain d’action et d’engagement collectif, Matta-Clark avait une conscience aiguë du contexte socio-économique qui entourait son travail. Au travers d’un art visionnaire (qui inclut ses écrits, ses interventions et son engagement social), Matta-Clark s’est voué à une complète réévaluation de l’architecture sur un mode ludque.
Walls [Murs] / Wallspaper [Journal des murs], 1972 La série des Walls capte les vestiges de murs d’immeubles abandonnés du Bronx, qui d’intérieurs sont devenus extérieurs du fait d’une destruction imparfaite. Tel un archéologue urbain, l’artiste repère les traces d’anciennes habitations – peinture écaillée, lambeaux de papier peint – qui proclament l’obsolescence du lieu en tant que « chez soi ». Puis, soucieux de dépasser le simple travail documentaire, il imprime ses images en ffset, les colorise à l’aquarelle et convertit le tout en une gigantesque installation intitulée Wallspaper – elle va du sol au plafond – qu’il expose à l’espace alternatif 112 Greene Street. L’installation comprend également une pile de photocopies sur papier journal que les spectateurs peuvent emporter. Chaque photocopie reproduit, recto-verso, une photographie d’un mur du Bronx. Le public qui emporte ces images est invité à les accrocher au mur, chez lui. En 1973, Matta-Clark publie un petit livre d’artiste – Wallspaper – où sont reproduites les impressions colorisées qu’il a réalisées à partir de ses photographies originales en noir et blanc.
An-architecture, 1974
La première apparition du terme « anarchitecture », condensé hardi des mots « anarchie » et« architecture », semble imputable à l’architecte et théoricien britannique Robin Evans, qui l’emploie dans un article de 1970 intitulé « Towards Anarchitecture » [Vers l’anarchitecture]. Détournant volontairement le sens du titre d’un livre de Le Corbusier, Vers une architecture (1923), le terme entend dénoncer les contradictions internes du programme moderniste. On ignore si Gordon Matta-Clark avait connaissance de l’article de Robin Evans lorsque, en 1973, il forma le groupe Anarchitecture avec Laurie Anderson, Tina Girouard, Suzanne Harris, Jene Highstein, Bernard Kirschenbaum, Richard Landry et Richard Nonas. Ces artistes se réunissaient régulièrement pour débattre d’idées concernant la subversion de l’architecture conventionnelle, et l’aboutissement de leurs rencontres fut l’exposition collective qu’ils présentèrent en 1974 au 112 Greene Street à New York.
Bronx Floors [Planchers du Bronx], 1972-1973
Une avancée décisive dans la pratique artistique de Gordon Matta-Clark se produit en 1972, lorsqu’il entreprend de procéder à des découpes géométriques sur des immeubles abandonnés du sud du Bronx. Cette série d’interventions, où le geste relève à la fois de l’éclat de la performance, de la photographie et de la sculpture, s’est essentiellement portée sur des immeubles de Boston Road dans le quartier de Morrisania. La démarche chirurgicale dont ces premières œuvres témoignent semble dangereusement ambiguë – l’acte est à la fois créateur et destructeur – comme si elle suggérait la mort du corps de l’architecture.
Day’s End [Fin du jour], 1975
Située en bordure de l’Hudson, sur un quai abandonné après l’effondrement, l’année précédente, d’un tronçon de la West Side Elevated Highway, Day’s End est l’œuvre la plus ambitieuse que Matta-Clark ait réalisée à New York. Les habitants de Manhattan n’avaient guère accès aux quais à cette époque, et Day’s End se proposait comme un parc post-industriel où la population pourrait jouir de l’environnement naturel – un « temple de soleil et d’eau », pour reprendre l’expression de Matta-Clark. Malgré l’espoir qu’avait l’artiste d’une pérennisation de son projet au fil des saisons, le site fut fermé au public peu après son inauguration. Matta-Clark n’ayant sollicité aucune autorisation pour son entreprise auprès des autorités locales. A tel point que celles-ci ordonna une enquête tandis qu’il gagnait la France où l’attendait la réalisation d'un autre projet (Conical Intersect). Il resta éloigné le temps que son avocat parvienne à convaincre les autorités qu’il s’agissait d’art, et non de vandalisme.
Graffiti, 1972-1973
À l’époque où il produit les Bronx Floors, Matta-Clark décide de rendre hommage à la culture naissante du graffiti, qui est en passe de transformer totalement le paysage urbain de New York, sous la forme d’une gigantesque œuvre collective témoignant de la prise en otage de l’architecture par le langage. Durant l’été 1973, il soumet une proposition d’exposition de ses photographies colorisées de graffitis dans le cadre de la Washington Square Art Fair. Sa proposition étant refusée, il décide, en guise de protestation, d’organiser sa propre foire : d’installer ses photoglyphes sur des chevalets et de les exposer dans la rue. Pour préparer l’événement, il transporte son camion dans le sud du Bronx et invite les artistes locaux à le recouvrir de graffitis. Puis il gare le véhicule dans la rue où a lieu l’exposition et le met en vente sous forme de pièces détachées, utilisant un chalumeau pour pratiquer instantanément les découpes nécessaires lorsqu’un amateur se présente.
Conical Intersect [Intersection conique], 1975
Créée pour la IXe Biennale de Paris, l’œuvre Conical Intersect est contemporaine du colossal projet de réaménagement du ventre de Paris, mené avec une réorientation des feux de circulation, la construction de nouveaux logements et la revitalisation du centre historique. L’œuvre consiste en une gigantesque ouverture en forme de cône pratiquée sur deux immeubles jumeaux du XVIIe siècle à proximité de l’endroit où l’architecture provocante, industrielle de ce qui deviendra le Centre Georges-Pompidou commence à prendre forme parmi ce qui subsiste du Paris médiéval et pré-révolutionnaire. « Ce vieux couple », notera Matta-Clark, «est littéralement le dernier vestige d’un vaste quartier détruit pour “améliorer” la zone Les Halles – plateau Beaubourg.» Si Line Describing a Cone [ligne décrivant un cône] (1973), d’Anthony McCall, inspire la forme de l’ouverture, l’œuvre possède aussi une dimension para-cinématique – le cône fonctionnant comme une sorte de lentille à travers laquelle, depuis le nouveau Beaubourg (l’avenir), l’œil peut traverser les immeubles abandonnés (le passé) et découvrir le spectacle quotidien de la rue (le présent).
Sous-sols de Paris, 1977
En 1976, Gordon Matta-Clark commence à étendre ses explorations de l’architecture et de l’environnement urbain aux espaces souterrains. Il entame ce travail avec l’idée de relier ces espaces – leurs fondements, leur histoire, leur utilité présente – à cette « zone intermédiaire » que constitue l’espace construit, s’appliquant à dégager une intuition métaphysique par-delà le simple intérêt concret et contextuel de son projet. Pour réaliser le film Sous-sols de Paris, Matta-Clark plonge à plusieurs reprises dans les entrailles de la Terre, explorant les soubassements de l’Opéra Garnier, une crypte située sous un immeuble moderniste du 6e arrondissement, les catacombes boulevard Saint-Michel ainsi qu’une cave, qui sert au stockage et à la dégustation du vin. Il prolonge ce travail par la création de montages d’images uniques qui, superposées verticalement, décrivent les multiples strates de la ville à la manière d’une coupe transversale.
Descending Steps for Batan (Yvon Lambert Gallery) [En descendant les marches pour Batan (galerie Yvon Lambert)], 1977
Le 14 juin 1976, le frère jumeau de Gordon Matta- Clark, Sebastian Matta (surnommé affectueusement Batan), meurt dans des circonstances tragiques, en se défenestrant du loft que Gordon occupe à SoHo. Fin avril 1977, Matta-Clark expose Sous-sols de Paris à la galerie Yvon Lambert. Dans le cadre de cette exposition, il crée une œuvre en hommage à son frère, qu’il intitule Descending Steps for Batan. Creusant le sol de la galerie, il ménage une ouverture sur la cave, puis il creuse le sol de la cave jusqu’à atteindre la terre, et poursuit ainsi sa descente en creusant la terre pendant toute la durée de l’exposition. Cet hommage, qui provoque un déplacement de l’espace du haut vers le bas – et une extension du bâtiment jusqu’aux entrailles de la Terre – est à la fois un rappel du lien qui unissait les deux frères aux espaces souterrains et de la chute fatale de Batan.
On reste un peu déconfit devant la présentation de l'œuvre qui montre au fil de son parcours une œuvre qui s'expose au singulier, quand justement la dimension première du travail de Gordon Matta-Clark étant de la vivre en collectif. Pour le découvrir, il faut en effet, arriver au film Sous-Sols de Paris où cette dimension apparaît enfin, quand elle a été première dès le groupe de réflexion d'Anarchitecture … Déconstruire disait Derrida autrement. Pas détruire… Il semblerait que cela soit du au desiderata de la veuve qui gère l'histoire dorénavant. On y reviendra…
Gordon Matta-Clark Anarchitecte -> 23/09/18
Jeu de Paume-Concorde 1, place de la Concorde 75001 Paris
Antonio Sergio Bessa et Jessamyn Fiore Commissaires de l’exposition, editing Jean-Pierre Simard le 22/06/18