Paradis en mode lent avec Eric Chenaux
Eric Chenaux était aux Instants Chavirés cette première semaine d'avril 2018, délicieusement accompagné par Bass Clef (Ralph Cumbers)…
Eric Chenaux, ou le croisement parfait entre Robert Wyatt et un folker qui chercherait désespérément à accorder sa Gibson, est le musicien de la contemplation auditive et de l’accord imparfait qui sonne dans une dissonance apparente d'effets de pédales (qu’il n’a pas à ses pieds) .…
Ce soir là, les deux compères décident d’improviser en deux temps (3 mouvements ?).
La première partie, autour de Bass Clef, ce tromboniste et traitements électroniques, à l’aise dans une « house » très acid-lounge et qui lorgne vers une musique psychédélique, nous transporte et nous invite en 3-4 pièces à un voyage où tous les sons, guitares, frottements, trombone donc, et jeu au pouce de Eric Chenaux deviennent des motifs dont le « programmateur » se délectent, les triturent, les subliment, les répètent et les métamorphosent pour que leurs timbres finissent en autant d’arômes qui jalonnent une balade onirique, yeux grands ouverts.
Si les sons peuvent être intrigants, ils ne sont jamais hors de propos. Même le trombone, qui est très connoté, arrive à se frayer un chemin sensible et harmonieux dans un univers très électronique et pourtant terriblement touchant. Les deux musiciens s’écoutent et s’entendent, il se passe quelque chose entre eux et le partage est entier. La première partie sidérante, autour de la proposition de Bass Clef est un beau présage à ce qui suivra en seconde partie.
Après une courte pause, les deux musiciens jouent Slowly Paradise, le nouvel album subjugant d'Eric Chenaux. Improvisations et propositions radicales autour de la voix et de la guitare de ce musicien expérimental, prolifique et respecté du Canada. Ses balades (dés)enchantées sont à prendre au pied de la lettre. De sa voix haut perchée et rêveuse, il contraste et déjoue d’une guitare troublante aux sons à côtés, décalés au sens propre du terme.
On pourrait s’écrier qu’il n’est pas dans le ton, alors qu’il est justement au cœur de la tonalité. Dans la musique expérimentale, le dodécaphonisme, technique de composition inventée par Schönberg, permettant d’utiliser les douze notes de la gamme chromatique. C’est à dire toutes les notes de la gamme (les 7) plus leurs intervalles. C’est le décalage de ses notes issues de cette technique et son chant d’une mélodie parfaite qui crée une des musiques les plus captivante du moment.
Toutes les pièces de l’album Slowly Paradise sont des morceaux de rêves. Des morceaux de rêves avec de la réalité dedans. Un patchwork transcendant, une marelle de pavé jaune, à jouer avec des souliers rouge… 6 cases (titres) pour 42 minutes qui va droit « over the rainbow ».
Et la place de Bass Clef dans ce rêve éveillé ? Une place de choix. Sans rien surcharger, il sélectionne les sons, la voix de Chenaux parfois, et la guitare souvent pour « mixer », métamorphoser littéralement les sons, pour créer un vocabulaire onirique et sensuel.
Il y a de la caresse dans ses choix, une justesse dans le geste, une écoute totale qui donne à l’improvisation une dimension spectrale et séduisante.
Les Instants Chavirés n’ont jamais aussi bien porté leur nom, car il s’agit d’instants que l’on sait uniques, de cette singularité du moment qui ne se répétera jamais plus, un équilibre fragile, sur le fil ténu entre le réel et l’au-delà, celui de la musique en train de se faire.
On peut tout à fait prolonger cette expérience avec l’album de Eric Chenaux et les quelques titres disponible de Bass Clef, en rêvant encore un peu du moment où ces deux là auront la belle idée de se retrouver ! Comme un rendez-vous improbable, dans un équilibre fragile, entre Ciel et Terre, Marelle oblige…
Richard Maniere aux Instants Chavirés 5/04/2018
Eric Chenaux - Slowly Paradise - Constellation /PIAS