Les terreurs déviantes d'Eric Arlix secouent l'Europe
Vingt-deux épisodes de bizarreries comportementales lancinantes, dans toute l’Europe, pour construire brillamment une série terriblement significative.
Des individus se levèrent de leur canapé Ora-ito série spéciale Conforama à 534 euros, de leur clic-clac Hagalund de chez Ikea à 399 euros, de leur canapé Swan d’Arne Jacobsen à 9 934 euros et lâchèrent au sol ce qu’ils tenaient en main. Ils sortirent rapidement de chez eux pour crever les pneus de leurs voitures, des voitures de leurs voisins, d’autres voitures un peu au hasard, et partirent en chantant sans vraiment savoir où se rendre, sans objectif. Ils n’étaient que quelques centaines en Europe, ce jour-là, de Braunau à Dovia di Predappio et de Francfort à Castres, ils n’étaient pas remarquables, certains passèrent néanmoins dans les rubriques « Faits divers » des médias, sans plus d’explications, le pétage de plomb n’étant pas en soi un sujet sur lequel beaucoup de forces intellectuelles avaient jamais été mobilisées. Des individus descendirent de leur Citroën C1, de leur Volkswagen Golf, de leur Porsche 911 Carrera 4 et se mirent à tabasser des gens avec leurs tout petits poings fragiles et jamais habitués à tuméfier, pilonner la chair d’un inconnu. Ils furent maîtrisés, incarcérés, sans plus d’explications, sans forces intellectuelles mobilisées. Quelques jours plus tard, des individus par centaines manquèrent leur train du soir, ne rentrèrent pas chez eux, furent recherchés, certains retrouvés, incarcérés sans plus d’explications, tuméfiés par la vie, par ce qu’ils ont vécu. Dans les jours qui suivirent de jeunes individus achetèrent en masse de fausses identités sur le net, vautrés dans des canapés en chantant et sans objectif. Des individus empathiques jusqu’au bout de la nuit devinrent ces jours-là subitement infâmes, insultants et totalement arrivistes, ils rigolaient à tue-tête, sans plus d’explication, certains passèrent dans les rubriques « Faits divers » des médias sans forces intellectuelles. Des individus célibataires totalement isolés en rase campagne se levèrent au milieu de la nuit pour se rassembler sur des places de petits villages voisins et entamèrent des discussions avec objectifs et visées, ils ne rentrèrent pas chez eux, le phénomène intéressait les médias, il fallait se mobiliser, se lever du canapé, du net, prendre sa voiture et filer, pour couvrir un sujet sur lequel le pétage de plomb n’était pas en soi une explication satisfaisante.
Quelques mois après son excellent « Golden Hello », Éric Arlix nous revient avec un nouveau texte, publié en avril 2018 dans la toute nouvelle collection Al Dante des Presses du Réel. « Terreur, Saison 1 » devrait marquer profondément l’esprit et les sens de ses lectrices et de ses lecteurs. Un peu partout en Europe (une Europe scandée par ses villes, en une magnifique litanie, « de Kolobrzeg à Besançon et de Andrijevica à Fraserburgh », « de Sheffield à Patras et de Tours à Rostock »), en diverses journées comme épidémiques et spontanées, des dizaines, des centaines ou des milliers de personnes adoptent soudainement, pour quelques heures ou pour quelques jours, des comportements profondément inhabituels, dans divers domaines. Pouvant aller du simple bonheur de, tout à coup, ne rien faire (on songera peut-être au « Rêve général » de Nathalie Peyrebonne) à celui d’une puissante envie dissolutive (en écho possible au « Un peu tard dans la saison » de Jérôme Leroy), mais adoptant parfois des postures plus visibles ou plus agressives, ces comportements déviants témoignent peu à peu de quelque chose à l’oeuvre, mystérieux d’abord, davantage identifiable ensuite lorsque se profile à l’horizon du récit l’ombre de Kev Mountain, jeune homme pressé bien décidé à devenir un nouveau tycoon, grâce à sa passion pour l’innovation dans le domaine des médicaments psychotropes.
Ces managers, bercés depuis des années par des habitudes, des droits, des séances de culbute avec leur secrétaire et des techniques de management de plus en plus insoutenables et sans destination précise, firent au cours de cette période de chacune de leurs interactions un moment simple, précieux, sans excès, leurs smartphones à 600 euros dans une poubelle d’une station-service dès le premier jour. Ils étaient vraiment bien, là. Manager un jour, manager toujours pensaient-ils à tort puisqu’au volant de leurs bolides ils ne souhaitaient vraiment plus culbuter, entourlouper, diriger, consommer, trahir, y croire, s’la péter. Ils étaient vraiment vraiment bien, là. Au cours des semaines suivantes le phénomène intéressa les médias, il fallait se mobiliser, se lever du canapé, du net, prendre sa Citroën C1, sa Volkswagen Golf, sa Porsche 911 Carrera 4 et filer, pour un sujet sur lequel le pétage de plombs n’était pas en soi une explication satisfaisante. D’autres managers en Europe, pendant cette période, aperçurent des collaborateurs dans les rubriques « Faits divers » des médias, sans plus d’explication, le pétage de plombs n’étant pas en soi un sujet sur lequel beaucoup de forces intellectuelles avaient jamais été mobilisées. Quelques mois plus tard, d’autres managers optèrent quant à eux pour d’autres formules, motivés, ils commencèrent à ne plus avoir envie de leur petite agonie éphémère et tuméfiée par une vie moderne sans forces intellectuelles et sans plus d’explications. Ils achetèrent de fausses identités sur le net, ils partirent de chez eux en skate, en buggy, à la recherche d’endroits cool et isolés. Ils récupérèrent de vieux canapés tuméfiés par des Nolife et posèrent les bases de leur nouvelle vie de dude.
Se déployant à partir de motifs langagiers d’enchâssements et de répétitions musicales, d’images servant à la fois de points de repère et d’ultimes avertissements, allant ainsi beaucoup plus loin et plus fort que les déjà si remarquables mécaniques d’écriture que l’on trouvait chez le Jean-Charles Massera de « United Problems of Coût de la Main-d’Œuvre » (auteur qui fut le complice d’Éric Arlix pour la confection du « Guide du démocrate » en 2010), « Terreur, Saison 1 » est sans doute l’un des plus puissants et des plus remarquables textes contemporains pointant en un délice d’humour noir les précipices économiques et sociaux que le mode de vie capitaliste avancé ouvre sous les pas de ses adeptes, volontaires ou involontaires. Et nul doute que les noms des villes d’Europe, des éléments d’ameublement ou des voitures mises ici en scène, autour d’une expression aussi emblématique que « Ils étaient vraiment bien, là », ne puissent constituer rapidement comme les signes de reconnaissance d’une prise de conscience profonde et efficace.
Dans les premiers jours de l’année 2014, aux confins d’une Europe stressée par des problèmes de choix post industriels et de choix de vie, un individu décida d’être un décideur et synthétisa, au fin fond de son garage, dans un atelier franchement pas impressionnant, une molécule qu’il pensa incroyablement soulageante pour les personnes atteintes du trouble de la personnalité borderline.
Ce qu’en dit très pertinemment (évoquant d’ailleurs aussi « Golden Hello ») Xavier Boissel dans D-Fiction est ici.
Eric Arlix, Terreur, Saison 1, éditions Presses du Réel, collection Al Dante
Charybde2 le 25/04/18
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