Les points communs des libraires : le passage en douceur
Une superbe enquête poétique à la rencontre de 15 librairies en France, et de bien d’autres choses au passage.
J’ai rendez-vous sur une île, avec une libraire. Depuis quelques mois, c’est fréquent, j’ai des destinations de librairies.
Là, en correspondance gare Montparnasse, je fais semblant de croire que j’attends mon train dans l’atmosphère feutrée d’une bibliothèque.
Pour l’Espace Attente, presque en bord de quais, sous les panneaux Départs et Arrivées que tout le monde scrute, les designers de la SNCF ont choisi ce décor de rayonnages de livres, de lampes individuelles et de chaises confortables, sans doute avec des raisons louables : une évocation du calme…
La situation – assise dans cette fausse bibliothèque au milieu d’un hall de gare – me rappelle ces maisons qu’on inventait, enfants, en construisant des murs imaginaires représentés par de minuscules barrières de sable ou de feuilles mortes, et qui délimitaient peu à peu des pièces dans lesquelles on jouait des vies d’adulte.
J’arrive de Bordeaux. Et je repars vers le sud-ouest. Je vais à Lorient, et de cette seule façon, avec ce trajet illogique Bordeaux-Paris-Lorient, je pourrai prendre le dernier bateau du soir et rejoindre l’île de Groix. D’habitude, les auteurs rencontrent les libraires après avoir écrit les livres. Quand c’est fini, édité, imprimé, diffusé, lu par quelques-uns ou nombreux, les dédicaces dans les librairies donnent de bien jolis rendez-vous. Moi, je fais le contraire.
Le projet de ce livre, ce que l’éditrice m’avait proposé, c’était parler du métier de libraire à travers des portraits, raconter les conversations.
J’avais ajouté : Et le chemin que je ferai pour les rejoindre.
De Sophie Poirier, je connaissais au départ le blog littéraire et poétique, l’expérience du désordre, subtil et volontiers à contre-courant d’une « actualité » littéraire manquant parfois de singularité. Et puis il y avait deux beaux romans, encore un peu confidentiels sans doute, « La libraire a aimé » et « Mon père n’est pas mort à Venise », qui témoignaient déjà d’un drôle de regard, à la fois poétique et acéré, doux et sans concessions, sur certains aspects du monde comme il va. Avec cet étonnant « Les points communs », publié en avril 2018 aux éditions Ici & Là (qui se sous-titrent « Reportages poétiques »), elle nous offre un texte magnifiquement hybride, qui jalonne un authentique parcours de découverte, à la rencontre de libraires en France, différents les uns des autres, porteurs de projets ou de désirs, commerçants et passeurs, et qui propose aussi, dans tous ses interstices, une rêverie poétique et politique sur le lien entre culture et société, sur la place mobile du livre, sur la manière dont se tissent des liens entre textes et personnes, entre situations et combats (des luttes les plus humbles aux plus engageantes).
Avant de devenir Le Gang de la Clef à Molette, Anne et Xavier étaient déjà libraires, mais chacun de leur côté. Elle, depuis 26 ans. J’ai toujours été vendeuse. À Bordeaux. Puis au chômage. Elle arrive à Marmande. Douze ans dans la grande distribution, à l’Espace culturel.
J’y avais une certaine liberté et peu à peu, une clientèle fidèle.
Un client lui avait indiqué : Il y a un libraire à Casteljaloux qui a les mêmes goûts que vous.
La vie fait ses histoires de vie, et Anne, alors en arrêt de travail, repense à cette phrase au sujet de Xavier, ce libraire qu’elle ne connait pas : Il lit comme toi.
Je suis allée le voir, à Casteljaloux où il travaillait. Quand j’ai fait le tour de sa librairie, je suis tombée sur son rayon Jack London et, à part moi, personne n’en avait autant ! Le signe ! Chez Jack London, on n’aime pas exactement la même chose. Cette année, ce sont les cent ans de sa mort, on en parle tous les jours, une aubaine !
Très loin de se contenter d’aligner les lieux et les rencontres (ce qui serait déjà fort digne d’intérêt), Sophie Poirier propose à la lectrice et au lecteur de participer subrepticement à l’élaboration d’un véritable prisme poétique et culturel pour saisir ce qui se produit, ce qui se passe, lorsqu’une librairie ouvre quelque part, lorsqu’elle existe – et parfois, lorsqu’elle meurt. Un texte fort, qui devrait passionner les passionnés, bien entendu, mais aussi largement réjouir celles et ceux qui, curieux, souhaitent bénéficier d’une médiation à la fois intense et joliment rêveuse pour découvrir certaines essences rares de cette profession si particulière. Et, mentionnons-le, « Les points communs » ayant visité Charybde au 129 rue de Charenton, dans le douzième arrondissement de Paris, il contient aussi cinq belles pages (ai-je trouvé) à propos de notre propre librairie.
Thomas Giraud écrit ce magnifique passage au sujet d’Élisée Reclus, imaginant – ou non – de son enfance, qu’il transporte dans ses poches des cailloux. Cela me semblait important de rencontrer Thomas Giraud à cause de son très beau livre : Élisée. Avant les ruisseaux et les montagnes, aux éditions La Contre Allée. Je l’ai offert trois fois. Je l’ai même recommandé en lecture à une libraire.
Je suis touchée de boire un verre – un sirop de citron – avec lui.
Je lui pose des questions sur son travail d’écriture, la liberté qu’il prend avec la biographie, cette invention dans son texte pour donner un accès direct aux pensées mélangées du jeune Élisée Reclus, ces Bouts de pensées qui au fur et à mesure qu’Élisée grandit se complexifient. On voit apparaître une maturité, une façon de regarder. Et aussi la relation poétique entre l’enfant et sa mère, sorte de pionnière de l’école maternelle, qui lui chuchote au lieu de parler. (…)
Je lui raconte la suite de mon périple. Il connaît Charleville-Mézières, parce qu’il est juge et qu’il y était à l’occasion d’une affaire. Il me parle du sentiment d’illégitimité, du prochain livre déjà écrit et du troisième en cours. À ma demande, il cite des librairies, dont la librairie Charybde.
Sophie Poirier - Les Points Communs - éditions ICI&LA
Charybde2 le 16/04/18
l'acheter chez Charybde ici