L'AUTRE QUOTIDIEN

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Hommage aux bonobos et à Amos Tutuola, Samouraïs dans la brousse de Guillaume Jan

Au cœur du Congo, sur les traces du primatologue japonais des bonobos et des folies avides de Mobutu.

Quatre ans après son remarquable « Traîne-savane »Guillaume Jan nous emmène à nouveau, en s’appuyant cette fois sur une résidence littéraire originellement basée au Cameroun, arpenter les pistes défoncées du Congo profond, au cœur de la jungle équatoriale ou presque, en quête des traces laissées par  Takayoshi Kano, le primatologue japonais de l’Université de Kyoto qui consacra l’essentiel de sa vie, entre 1973 et 1996, à l’étude des bonobos, cette espèce très particulière de chimpanzés, découverte fort tardivement, avant que la guerre ne force le rustique centre de recherches qu’il avait fondé à Wamba, but de l’échappée de l’auteur, en conséquence, à rester fermé jusqu’en 2002.

Tentons de le suivre encore un peu dans son cheminement solitaire, dans sa longue route au cœur de l’océan de verdure. Il a 35 ans, il est né le 16 mars 1938 à Toyomaka près d’Osaka, au Japon, il s’appelle Takayoshi Kano et les jambes de son pantalon de flanelle sont crottées de boue rouge. Sa chemise ne vaut guère mieux, délavée par le soleil et les litres de sueur. Il pédale en danseuse pour affronter les côtes, s’essuie parfois le front avec une serviette, de couleur écrue, qu’il laisse pendre sur sa nuque. Il crapahute sur cette piste sinueuse alors que d’autres papillons l’accompagnent. Quand il pénètre dans un tunnel de verdure, il en savoure la fraîcheur. Le vent baigne ses cheveux noirs, il ne pense à rien, ou bien il se rappelle la carapace écaillée du pangolin qu’un enfant a voulu lui vendre ce matin, à bord du bac rouillé qui traversait la Tshuapa. Il se rappelle aussi les premiers bonobos croisés lors de ce séjour exploratoire, c’était loin en amont de la rivière, il y a quatre ou cinq semaines. Leurs dos musclés, leurs poils charbon, leurs bras longilignes, leurs longues mains, leurs longs pieds, leur bonne humeur ; et puis leur regard profond, empli de sagesse, d’empathie ou de curiosité, quand ils sont descendus de quelques branches pour mieux observer cet intrus à deux pattes qui n’osait pas bouger, qui jubilait à voix basse, qui tremblait d’exaltation. Dans les montées, il regrette son automobile, qui a rendu l’âme la semaine dernière – une 404 carmin, achetée deux mois plus tôt au bord du fleuve Zaïre, dans la ville de Mbandaka. Je vous la cède pour 1 000 zaïres, et c’est un prix d’ami, avait dit le margoulin : les freins ne fonctionnaient plus, le moteur s’est grippé. La Peugeot a tout de même tenu 2 000 kilomètres sur les pistes ondulantes de cette brousse incongrue. Mais la guimbarde avait mauvais caractère, tombait en panne, renâclait, n’était jamais fiable. Il devait s’arrêter pour la ménager, pour l’abreuver d’eau, d’huile ou d’essence : le Japonais en profitait pour demander aux villageois s’il leur arrivait d’entrevoir des bonobos dans les alentours, on lui répondait que non, qu’on ne savait pas, mais que si on en voyait on en mangerait volontiers. On lui proposait du macaque boucané à la place, des antilopes de brousse fraîchement chassées, il déclinait. Il ne venait pas se taper la cloche, il ne venait pas exterminer les animaux de la jungle : il voulait juste regarder ces grands singes dont on ignorait tout, il voulait les observer, connaître leurs habitudes, étudier leur organisation sociale et, peut-être, mieux comprendre les origines des comportements humains.

Takayoshi Kano en 1973 à Wamba (® archives personnelles T. Kano)

Comme dans « Traîne-savane », et de manière sans doute encore plus affûtée, Guillaume Jan adopte, dans ce récit publié chez Paulsen en ce début 2018, un ton bien particulier, détendu en toutes circonstances (même les plus difficiles) et presque espiègle, pour raconter des situations, passées ou présentes, bourrées d’émotion, de mélancolie, et d’abjection aussi, parfois. Si l’obstination du chercheur japonais est le véritable fil conducteur de l’ouvrage, le contraste puissant entre le Congo de 1973, juste avant que les délires avides de Mobutu ne commencent à fournir leurs effets délétères, et celui d’aujourd’hui (déjà si familier aux yeux de l’auteur, qui s’y est marié, et garde ici un regard indulgent et pourtant sans complaisance), après quarante ans d’incuries et de conflits armés, en constitue bien la triste toile de fond. Il faut l’exaltation mesurée (et sans naïveté) de la jungle elle-même, la douceur des « hippies » que sont les bonobos, et la présence de quelques individualités déployant encore et toujours intelligence et générosité dans des situations que l’on qualifierait ailleurs d’inextricables pour véhiculer doucement, à la fois gracieusement et drôlement, un espoir ténu et chancelant, mais qui permet tout de même d’avancer, peut-être.

Il est midi lorsque nous franchissons la ligne de l’équateur et que nous bifurquons sur la droite, pour rejoindre la Maringa. Takayoshi Kano n’a trouvé aucune trace de bonobos sur cette portion de route, puisqu’ils ont tous été exterminés. Sa chaîne déraille, il consulte ses cartes, un agent dépenaillé essaie de lui soutirer un extravagant matabiche, l’étranger se défend avec tout le lingala qu’il connaît et note sur son carnet : « Plus l’officier est incompétent, plus il cherche à créer des problèmes. » La plupart des pays s’améliorent d’année en année, ils progressent, bitument leurs routes, construisent des écoles ou équipent des hôpitaux, ils se facilitent la vie. Le Congo empire. Depuis le premier passage de Takayoshi Kano en 1973, cet État mastodonte est en délitement perpétuel. L’économie se disloque jour après jour, d’abord rafistolée par des bricolages et des rustines, maquillée par de la poudre aux yeux, perfusée par des emprunts internationaux sous Mobutu. Plus tard, on découvrira que le Président maréchal aura amassé une des plus grosses fortunes mondiales, que ses comptes en banque contiendront à peu de chose près la somme des subsides accordés au Zaïre. Et son pays gigantesque n’aura plus guère d’écoles, plus guère d’universités, plus guère de routes, plus de services publics.

Samouraïs dans la brousse de Guillaume Jan, éditions Paulsen
Charybde2 le 26/03/18

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