Je m'Oralise de Ghérasim Luca, entre poème et livre d'artiste
Immense poète roumain, dont l'œuvre a été écrite en majeure partie en français, Ghérasim Luca a accompli un travail sur la langue, roumaine ou française, avec des effets de bégaiement décrits par Gilles Deleuze; les mettant en scène avec un travail de tout le corps lors de lectures publiques dans les années 1960, à Amsterdam ou à New York.
À l'écart de tout mouvement ou école, contre les langages et les corps instrumentalisés, sa poésie apparaît ainsi comme une tentative théâtrale d'inventer un langage inconnu (que symbolisent par exemple les titres Le Chant de la carpe ou Théâtre de bouche), l'invention d'une langue et d'un vivre, et conjointement une réinvention de l'amour et du monde, car selon lui « tout doit être réinventé ». La poésie, le rêve, l'amour et la révolution ne font qu'un, puisque dire le poème, dire le mot consiste à dire le monde : « gRÈVE / GÉNÉRALe / sans fin / ni commencement / LA POÉSIE / SANS LANGUE / LA RÉVOLUTION / SANS PERSONNE / L’AMOUR / SANS / FIN ». Dans cette expérience qui tient la poésie et la vie au plus vif, le désespoir est surmonté par « l'appel d'air du rire / à mourir de fou rire ». Selon lui, avec autant de jouissance que de révolte, autant d'humour que de désespoir, la poésie est une aventure humaine, qui engage le devenir de l'homme et du monde, non pour divertir, mais pour changer le monde, puisqu'« une lettre, c'est l'être lui-même », dit Ghérasim Luca.
Dans sa solitude et sa recherche d’une pierre philosophale, d’une "clé", Luca troublé par la montée des courants raciste et antisémite s’est suicidé en janvier 1994.
Le projet du livre est tout entier ici : Il m’est difficile de m’exprimer en langage visuel.
Il pourrait y avoir dans l’idée même de création-créaction-quelque chose, quelque chose qui échappe à la description passive telle quelle, telle qu’elle découle nécessairement d’un langage conceptuel. Dans ce langage, qui sert à désigner des objets, le mot n’a qu’un sens, ou deux, et il garde la sonorité prisonnière. Qu’on brise la forme où il s’est englué et de nouvelles relations apparaissent : la sonorité s’exalte, des secrets endormis surgissent, celui qui écoute est introduit dans un monde de vibrations qui suppose une participation physique, simultanée, à l’adhésion mentale. Libérer le souffle et chaque mot devient un signal. Je me rattache vraisemblablement à une tradition poétique, tradition vague et de toute façon illégitime. Mais le terme même de poésie me semble faussé.
Je préfère peut-être : "ontophonie". Celui qui ouvre le mot ouvre la matière et le mot n’est qu’un support matériel d’une quête qui a la transmutation du réel pour fin. Plus que de me situer par rapport à une tradition ou à une révolution, je m’applique à dévoiler une résonnance d’être, inadmissible. La poésie est un "silensophone", le poème, un lieu d’opération, le mot y est soumis à une série de mutations sonores, chacune de ses facettes libère la multiplicité des sens dont elles sont chargées. Je parcours aujourd’hui une étendue où le vacarme et le silence s’entrechoquent – centre choc –, où le poème prend la forme de l’onde qui l’a mis en marche. Mieux, le poème s’éclipse devant ses conséquences. En d’autres termes : je m’oralise.
Ghérasim Luca
Ce dernier inédit de Ghérasim Luca est constitué du fac-similé d’un manuscrit où alternent des poèmes et des dessins constitués de points. Ce fac-similé strict est suivi de la transcription en continu du texte. Réalisé en 2 exemplaires uniques, sur un bloc de cartes blanches détachables, ce livre s’ouvre par la formule « Il m’est difficile de m’exprimer » et se termine par la mention « écrit et dessiné en deux exemplaires. »
Les dates et lieux de composition sont précisément indiqués : Paris Vaduz Valbella 1964-1968.« Je m’oralise » constitue d’une certaine façon une sorte de définition du projet poétique de Ghérasim Luca, qui n’avait jusque-là en effet jamais théorisé sa recherche poétique, ni exposé ce qu’il essayait d’atteindre, à savoir : les secrets endormis au fond des mots surgissent.
Suicidé comme Paul Celan, en se jetant dans le Seine, Luca le jusqu'auboutiste aura fait avancer la poésie contemporaine par son oralité et sa tentative de se délivrer de tous les fardeaux du monde contemporain en le contraignant, d'une langue nouvelle, à se reformuler. A découvrir ou redécouvrir d'urgence.
Jean-Pierre Simard le 20/03/18
Je m'Oralise de Ghérasim Luca, éditions José Corti