Caryl Férey se fait reporter en Sibérie polluée
En extrême Sibérie du Nord, un bref et paradoxal (anti) manuel d’écriture voyageuse
Il faisait près de – 20° C avec le soir, et le vent sur les hauteurs de la ville semblait d’accord pour nous casser la gueule. Ressenti – 40° C : chaque centimètre carré de peau rougissait sitôt à l’air libre, avant de se tétaniser de froid. Comme il n’y avait pas de garde-fou sur le toit, Léo passa le premier. Il fallait éviter les pièges tendus sur le revêtement de l’immeuble – fils électriques, bouts de ferraille hérissés ou fers à béton jaillissant du sol rendu glissant par la neige et la glace – mais la vue sur Norilsk était impressionnante. Le bleu de la nuit, les fumées gris souris qui s’échappaient des hauts-fourneaux, cheminées de paquebots en partance pour d’impossibles collisions, les lumières qui filtraient des barres s’immeubles au garde-à-vous le long des avenues, ces visions étranges, sombres et magnifiques, nous étions dans un décor de Blade Runner. Une version sibérienne, qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais connu…
Comment étais-je arrivé là, dans cette ville perdue dans le nord de la Sibérie ?
Tout avait commencé six mois plus tôt, à Paris.
Ce mince récit publié chez Paulsen en décembre 2017 tranche avec les deux types de production célébrée de Caryl Férey, tant avec ses romans noirs en immersion en Nouvelle-Zélande (« Haka » en 1998 et « Utu » en 2004)), en Afrique du Sud (« Zulu » en 2008), en Argentine (« Mapuche » en 2012) ou au Chili (« Condor » en 2016) qu’avec ceux mettant en scène le personnage de McCash (depuis « Plutôt crever » en 2002). Dès les premières pages, l’écrivain dévoile ce dont il retourne : improbable travail de commande confié par deux éditrices paradoxalement convaincantes, « Norilsk » est le compte-rendu d’une enquête de terrain d’une semaine dans la capitale sibérienne du nickel et du palladium (et de son « extension » encore plus nordique, le port de Doudinka déjà évoqué ici dans le « Ienisseï » de Christian Garcin), l’une des plus grandes villes situées au nord du cercle polaire arctique, réputée la plus polluée du monde, et semi-interdite aux voyageurs de toute nature, là où justement Caryl Férey (à l’époque engagé dans la préparation de son prochain « grand » roman, en Colombie) ne jure que par l’imprégnation longue des lieux et – surtout – des personnes. Moquant gentiment le projet, l’auteur explique cependant pourquoi il l’accepte, et nous offre en réalité quelque chose d’étrange, très différent sans doute du cahier des charges d’origine, aussi souple qu’il ait été.
Fatalement, les questions affluaient. Aurais-je un jour l’occasion de visiter le nord de la Sibérie ? Réponse : jamais. C’était plutôt l’un des endroits au monde où j’avais le moins envie d’aller. Je déteste la brutalité physique comme thermique et la réputation du Russe en la matière n’emportait pas mes faveurs – Poutine et sa clique flinguant les journalistes, Poutine et sa clique emprisonnant les Pussy Riot, nos punkettes de cœur, Poutine et sa clique vendant leur aide armée au boucher Assad contre un port sur la Méditerranée, Poutine posant torse nu avec une kalachnikov comme un rugbyman de calendrier : je me sentais plus proche du teckel que du chef des Russes… N’était-ce pas, justement, une bonne raison de vérifier tout cela sur pièces ? Un auteur qui se targue d’avoir écrit un Petit éloge de l’excès pouvait-il échapper à la tentation d’en tâter ?
Jouant avec fougue avec les notions même de travail de commande et d’écrivain voyageur, Caryl Férey, en compagnie de son ami La Bête (dont on apprend qu’il est l’inspiration réelle du personnage de McCash, justement), avec pour tout viatique l’article de Wikipedia sur Norilsk (et ses extensions sur la Toile), le « Dans les forêts de Sibérie » de Sylvain Tesson et un ouvrage de Victor Erofeev, nous offre un étonnant making of d’un certain art d’entrer dans le sujet et d’écrire, par le truchement de l’alcool, du rock et de l’établissement forcené de passerelles rapides avec les personnes, y compris les plus improbables (les passerelles comme les personnes en question).
Léo m’expliqua ce que représentait la photographie pour lui, pourquoi il ne tenait pas à en faire son métier mais plutôt un art de vivre, grimper sur les toits et capturer l’image, l’éternité d’un instant – « l’instant photographique » selon Cartier-Bresson – , sans réagir à des commandes ou aux chants des institutions qui tueraient sa liberté créative. Surtout, Léo aimait sa ville ; malgré tout ce qu’elle trimbalait comme déchets et mauvaise réputation, il en avait marre de voir les journalistes la maltraiter, la décrire comme exclusivement négative, que ce soit en photos ou sous forme de documentaires c’était toujours la même chose, Norilsk-la-laide, la-polluée, Norilsk et sa population abrutie par la mine, la télévision et l’alcool, dans l’attente d’en sortir un jour peut-être, de préférence pas les pieds devant.
– Regarde ! plaidait-il. On travaille tous à la mine mais je suis photographe, Dasha est graphiste et fait aussi de belles images. Tu as bien vu : on est poètes, musiciens, dessinateurs, peintres, comédiens, ingénieurs du son, violonistes ! Il n’y a pas de marché ici pour qu’on en vive, Norilsk est trop loin de tout, l’art est un hobby, on n’a pas le choix, mais on le vit à fond, en le partageant avec les autres. C’est aussi et surtout ça, Norilsk… Je t’en prie, dis-le dans ton livre : dis-leur que notre ville mérite mieux que ça.
Dans les creux et les bosses de ce séjour express, sous couvert de beuveries monstrueuses et d’échanges aussi intenses que superficiels en apparence, Caryl Férey se livre avec ruse à une belle leçon de codage et décodage des clichés, de réflexion sur les sources d’inspiration et les méthodes de travail en écriture comme sur le statut fragile et vivace de l’art « amateur », et de démonstration de la manière de trouver langage commun alors même que cela peut sembler d’abord impossible.
Norilsk de Caryl Férey, éditions Paulsen
Charybde2, le 20/02/18
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