Luc Chomarat dévoile son étonnant top ten cinématographique
Ozu, Bava et Argento comme étranges piliers d’une quête cinéphilique oscillant follement entre humour absurde et sérieux académique.
Je fais irruption dans la cuisine, le stylo dans une main et le carnet Muji dans l’autre, décidé à en finir une fois pour toutes avec cette histoire. Ma jeune épouse, habituée à ces descentes de police matinales, ne lève même pas les yeux d’une de ces tâches culinaires délicates qu’elle accomplit avec un calme ozuïen.
– Qu’y a-t-il pour ton service, mon chéri ?
– J’étais en train de dresser la liste des dix meilleurs films de tous les temps, et tout à coup, j’ai eu un doute…
– Shaolin Soccer.
– Pas du tout. Je me demandais quel Ozu choisir. Entre…
Saisi par la pertinence de ce qu’elle venait de dire, je me suis assis et j’ai commencé à modifier mon classement. C’est ainsi que les ennuis, une fois de plus, ont commencé.
On sait grâce au Rob Fleming de Nick Hornby (« Haute fidélité », 1995) qu’il n’est guère de choses plus sérieuses que l’établissement d’une bonne liste des meilleures chansons, dans l’absolu et en fonction de circonstances ou d’objectifs particuliers. C’est à la concoction de celle des « Dix meilleurs films de tous les temps » que s’attelle le narrateur du sixième texte de Luc Chomarat, publié en 2016 chez Marest, deux ans avant son inénarrable « Un petit chef-d’œuvre de littérature ». La tâche s’annonce d’emblée délicate, et comme la lectrice ou le lecteur peut le subodorer, en ayant lu Nick Hornby ou non, l’exercice est aussi – et peut-être surtout – l’occasion d’une confrontation sans pitié avec les obsessions toutes personnelles qui hantent l’intérieur du crâne d’un passionné, que ce soit de musique, de littérature ou, ici, de cinéma. C’est le caractère parfaitement lancinant de ces obsessions qui va donner tout son sel à ces tentatives, nécessairement vouées à l’échec sublime : dans chaque interstice de la liste, trois cinéastes vont s’infiltrer successivement, pour notre plus grand plaisir.
Dès lors, même si je ne comprends rien aux notes sarcastiques de Shigehiko Hasumi, et si je n’agrée pas à toutes ses remarques (forcément, puisque je n’y comprends rien) je suis d’accord avec sa lutte pour cesser de parler d’Ozu en termes négatifs, privatifs.
Ozu pratique l’hypnose. Mais derrière ce balancement paisible des plans fixes que nous connaissons déjà, et qui nous endort, un gouffre nous guette.
Attention !
Analysant chaque film ou presque de Yasujirō Ozu, le narrateur instille un doute permanent, dans sa manière bien particulière de souligner ce qui, aux yeux de la plupart des profanes – ou des spectateurs « normaux » -, constituerait les failles évidentes du cinéaste, sans que l’on parvienne à déterminer la part d’ironie, de quête du paradoxe, de snobisme assumé ou d’antiphrase qui entre dans la composition de sa glose fébrile. Et lorsque l’on croit avoir saisi, peut-être, quelques éléments solides du mystère de cette alchimie entre le narrateur et le cinéaste, nos conjectures, minées, s’effondrent avec l’irruption, comme candidats sérieux à la liste suprême, de Mario Bava puis de Dario Argento.
Je connaissais assez bien la filmographie de Mario Bava, vingt ans avant d’avoir vu un seul de ses films. J’avais un bouquin sur lui, un petit bouquin carré qui s’appelait tout simplement : Mario Bava.
Je trouvais ça curieux, qu’on puisse consacrer un bouquin tout entier à un cinéaste dont je n’avais jamais entendu parler. Car je n’en avais jamais entendu parler. Je n’avais jamais vu un film de Mario Bava.
Opération peur, La planète des vampires, La baie sanglante, Six femmes pour l’assassin,… D’authentiques chefs-d’œuvre, expliquait l’auteur. Je trouvais ça curieux.
Jouant à merveille d’une écriture insufflant poésie et absurde dans la critique cinématographique et dans l’obsession cinéphile, Luc Chomarat lance son narrateur dans un périple intellectuel et esthétique à l’aboutissement incertain et à la construction toujours susceptible d’être remise en cause par une nouvelle idée, une nouvelle passion, ou une nouvelle réminiscence, éventuellement suscitée par la vertigineuse mémoire de sa compagne,
L’amateur de films d’horreur, maintenant, me reconnaît. Il me salue quand nous nous croisons dans les rayons du vidéoclub.
Il me recommande des films de plus en plus horribles. Je me sens obligé de les emprunter, parce qu’il me prend pour un vrai connaisseur. Il est content de m’avoir rencontré.
– J’ai tout de suite vu que tu étais un vrai connaisseur, dit-il en souriant d’une oreille à l’autre.
À force je me demande si les meilleurs films de tous les temps ne sont pas des films d’horreur, et surtout des films d’horreur italiens. Le film d’horreur italien présente plein d’avantages par rapport au film d’horreur normal.
Edwige Fenech à poil.
Ce n’est qu’un exemple.
Naviguant dans des registres de confidence hallucinée qui pourraient par moments évoquer aussi bien « La magie dans les villes » de Frédéric Fiolof que « Quoi faire » de Pablo Katchadjian, « Les dix meilleurs films de tous les temps »propose un étrange regard sur la passion cinéphilique et sur les pièges humoristiques du « Penser/Classer », avec une fougue rusée qui peut joliment désarçonner la lectrice ou le lecteur, écartelé entre le rire et le sérieux, entre le paradoxe et l’abîme.
Il y a plusieurs sortes de cinéphiles, il ne faut pas tous les traiter de la même façon.
Il y a ceux qui regardent exclusivement des films en noir et blanc. Pour eux il faut avoir sur soi cette liste qui commence par Citizen Kane, La Règle du Jeu, etc. Jusqu’ici, rien de plus facile.
Il y a les jeunes cinéphiles, qui ont tous une carte UGC et qui ignorent que le cinéma existait avant Tarantino. Pour eux il faut avoir sur soi une liste qui commence par un film de Tarantino, et après en général, ça se passe bien.
Il y a les cinéphiles universitaires qui ne regardent que des films finlandais, chiliens ou tunisiens. Pour eux il faut avoir sur soi une liste très difficile à obtenir.
Quand on se sent d’humeur combative, il suffit d’échanger les listes.
(…)
Tandis que je descends l’avenue en rentrant la tête dans les épaules, je dois me rendre à l’évidence. Je n’ai pas beaucoup avancé sur ma liste des dix meilleurs films de tous les temps. Pas autant que je l’espérais. Cela tient en partie aux difficultés que tout un chacun peut rencontrer avec ses semblables. Si vous avez des amis cinéphiles, vous savez de quoi je parle.
A fuir les lieux communs, on finit invariablement par retomber dessus. Peut-être parce que la terre est ronde. Tire encore si tu peux, Faster Pussycat Kill Kill, Dead or Alive 2 sont aujourd’hui considérés comme des classiques, au même titre que Comanche Station, Le Secret magnifique ou Vaudou. J’ai même croisé un type bizarre, la semaine dernière, qui ne jurait que par Electric Dreams.
Il tombe vraiment des cordes. Où vais-je bien pouvoir me réfugier ?
Je vais me faire un ciné.
Luc Chomarat - Les dix meilleurs films de tous les temps - Editions Marest, coll Domaine français
Chrybde2 le 20/12/18
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