De Yé krik à Yé krak, l'évolution du conte martiniquais par Ketty Steward
Yé krik. Lorsque se redit et se transforme le conte traditionnel martiniquais et que s’en actualise le sens. Yé krak.
« Comment aurais-je pu me douter que la plaisanterie me mènerait si loin ?
– Mais ma petite demoiselle, tu le savais ! Au plus profond de toi. Les tabous n’ont jamais servi qu’à nous protéger de nous-mêmes.
– Oh ! Ça va. Oublions les sermons, sorcière ! On fait quoi, maintenant ? »
Marie-Odile arrivait au bout de ses réserves de patience. C’était la neuvième voyante de ce genre qu’elle consultait en quatre mois et pas une ne lui avait épargné les discours moralisateurs, cent variantes de celui-ci : « Tu as enfreint une règle, il y a un prix à payer ! »
Les honoraires de ces médiums, qu’elles lisent dans les cartes, les mains, les champs magnétiques, les entrailles d’oiseaux ou le marc de café, se conformaient à ce principe.
La règle bousculée devait vraiment compter dans l’échelle des transgressions puisque Marie-Odile avait dépensé, pour tenter de réparer l’offense, presque toutes ses économies, sans résultat.
Le front sombre et ridé d’Adolphine, ses cheveux et ses yeux gris n’impressionnaient pas la jeune fille qui accueillit les poings serrés une sentence de plus :
« Celui qui pèche par le pied périra par le pied ! »
Tous les oracles de l’île semblaient s’être donnés le mot pour la culpabiliser en lui rappelant son éducation religieuse. Marie-Odile ne montrait cependant aucun attrait pour les cultes. Une seule question l’obsédait et motivait sa démarche. Saurait-on la délivrer de la malédiction qu’elle s’était attirée par une plaisanterie qu’elle avait crue sans conséquence ?
Elle souffrait depuis plusieurs mois, mais s’était bien gardée de consulter un médecin, de crainte de se voir internée d’autorité dans un asile psychiatrique. On l’aurait certainement soupçonnée de s’automutiler en plus de fabuler.
La seule aide qu’elle acceptait de la science médicale consistait en ces comprimés analgésiques disponibles en pharmacie qu’elle ingurgitait à fortes doses pour atténuer sa douleur.
Tandis qu’Adolphine murmurait des incantations tout en promenant ses mains sur la table comme pour en réveiller le bois, Marie-Odile se souvenait.
(« Pié pou tet« )
En seize nouvelles aux allures superbes de contes populaires trafiqués, un lexique-glossaire et des poèmes intercalaires qui résonnent comme autant d’incantations conjuratoires ou propitiatoires, Ketty Steward, que l’on connaissait jusqu’ici pour ses nouvelles (qu’elles aient été rassemblées dans le premier recueil « Connexions interrompues » ou qu’elles restent disséminées dans diverses anthologies, dont notamment l’excellent « Au bal des actifs – Demain le travail ») et pour son roman à caractère autobiographique, poignant et intense, « Noir sur blanc », nous offre une belle relecture, une reconstruction orientée et rusée à plus d’un titre, une adaptation lorsque nécessaire, d’un certain nombre de contes du folklore martiniquais – contes qui se transmutent peu à peu en autre chose, en une réécriture féministe, contemporaine – et beaucoup plus politique qu’il n’est de coutume -, d’un fantastique baignant d’abord en apparence dans la quimboiserie traditionnelle (dont les liens à la sorcellerie en général et au vaudou haïtien en particulier, de leur côté, irriguent aussi de leur habile noirceur les interstices de cette quête antillaise à valeur bien entendu universelle), avant de s’en émanciper avec brio.
J’avais huit ans quand Bienaimé est arrivé dans mon école. Trois ans se sont passés depuis, mais je me souviens de tout. J’étais en CE2 dans la classe de Madame Valmy.
Bienaimé. Quel drôle de nom !
Il venait d’Haïti et, comme tous les Haïtiens qu’on voyait par chez nous, il était très pauvre. Ma mère dit que le pays paie son arrogance. « Ils ont voulu être indépendants et maintenant, ils crèvent de faim. » Pas tous. Il paraît qu’il y en a qui s’en sortent, mais Maman n’aime pas qu’on parle de tout ça. « Ils ont des sorciers puissants. Il vaut mieux éviter de parler de ces gens. »
Elle m’interdit évidemment d’approcher mon nouveau camarade.
Bienaimé n’avait pourtant pas l’air puissant du tout. Maigre comme un clou, il avait des yeux énormes qui sortaient presque de son visage. Ce qui frappait le plus, c’était sa couleur de peau. Alors que nous étions tous marron plus ou moins clair, lui était noir comme la nuit. Nous avions la couleur du bois des arbres, celle de la terre, lui était noir comme un pneu de voiture, comme le charbon, comme le sirop de batterie.
C’était tellement facile de lui trouver des surnoms !
(« La po zombi« )
Qu’elle se contente de l’entrée en jeu de certains personnages tutélaires, paisibles (rarement) ou inquiétants (le plus souvent), ou qu’elle subvertisse subtilement les mythes de l’enfance (et de l’âge adulte), Ketty Steward n’oublie à aucun moment, même au cœur de l’humour robuste qui caractérise si souvent le folklore des Grandes comme des Petites Antilles, de laisser sourdre une certaine angoisse du quotidien délicat, de la manière ironique ou tragique dont les glissements de réalité, petits, minuscules même, peuvent porter de lourdes conséquences, lorsque fait défaut à chacune ou à chacun la vigilance face aux préjugés, aux idéologies, aux croyances qui emprisonnent… Et c’est bien ainsi, avec un sourire rusé mais attentif, que toute la duplicité possible de la superstition – lorsqu’elle devient carcan plutôt qu’illustration peut se faire jour, dans la relecture de ce folklore qui ne demande, sans cesse, qu’à s’actualiser pleinement – et à trouver de nouvelles significations.
On raconte qu’un jour, Papa Dlo leva la main sur sa compagne qui, n’en pouvant plus de sa violence, décida de le quitter.
Manman Dlo embarqua avec elle les plus petits poissons et les écrevisses, et s’en alla vivre dans les terres, entre les creux des montagnes.
Papa Dlo regretta son geste, mais il était trop tard. Son chagrin le rendit amer et colérique. Papa Dlo attrapait les pêcheurs, leurs femmes et leurs enfants, pour les noyer. Sa demeure fut nommée l’amer, devenue ensuite la mer. Il pleura à chaudes larmes et c’est pour cela que, aujourd’hui encore, l’eau de mer est salée.
(« Sainte-Marie de la mer« )
Confessions d’une séancière de Ketty Steward, éditions Le peuple de MÜ, coll. le labo de MÜ
Charybde2 le 12/11/2018
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