Les enjeux politiques masqués par l'art des ruines de Michel Makarius
L’une des manières les plus passionnantes de parcourir l’histoire de la peinture ou des arts plastiques est clairement de suivre un guide et une idée, offrant ainsi un angle d’attaque et une richesse de parcours orienté que les histoires linéaires et visant l’exhaustivité peinent le plus souvent à offrir. On se souvient ainsi avec délectation du cheminement en compagnie de Daniel Arasse et de son « Le détail – Pour une histoire rapprochée de la peinture » (1992), de Boris Groys et de son « Du nouveau » (1992 également), ou encore, bien entendu, de Hubert Damisch et de son « L’origine de la perspective » (1987).
C’est bien à une fête de ce genre-là que nous invite Michel Makarius, longtemps professeur d’esthétique et d’histoire de l’art à Paris I, avec ce « Ruines » publié en 2004 chez Flammarion, poursuivant leurs représentations directes et indirectes à travers six siècles de peintures et, dans une moindre mesure, de sculptures et d’installations.
La signification historique des ruines est donc redevable de la conception que les hommes se font du temps. Point de ruines donc avant la vision de la destinée humaine structurée en passé, présent et futur, telle qu’elle fut conçue à la Renaissance au départ de notre parcours. Aujourd’hui, cette scansion trinitaire s’efface au profit d’une accélération qui résorbe passé et futur dans un instant perpétuel. De la même façon que les distances sont abolies par l’ubiquité d’une communication instantanée, la profondeur historique et les perspectives à venir coïncident dans un présent absolu ; car on doit bien convenir que la complexité du présent rend le futur proprement inimaginable. « Alors que tout conspire à nous faire croire que l’histoire est finie et que le monde est un spectacle où cette fin se met en scène, il nous faut retrouver le temps pour croire à l’histoire. Telle serait aujourd’hui la vocation pédagogique des ruines. » (Marc Augé, Le Temps en ruines, 2003). À l’art revient le rôle de perpétuer leur souvenir.
C’est aussi la vocation de ce livre. Suivre les métamorphoses artistiques du motif des ruines consiste à les parcourir avec le bagage de notre culture contemporaine. Mesurer les distances et les connivences qui relient hier à aujourd’hui est aussi une façon de se saisir de l’histoire, le regard sur les ruines étant façonné par les valeurs et les idéaux d’une époque faite d’héritages, de rejets et d’innovations. D’une époque à l’autre, la charge émotive des ruines fluctue ; avant d’être étudiées par les humanistes et dépeintes par les artistes, elles n’étaient que des décombres. Autrement dit, les ruines sont des restes qui se sont vu assigner une dignité symbolique et esthétique. Comment ont-elles acquis ce statut ? Quelles significations ont-elles revêtues tout au long de l’histoire depuis la Renaissance ? Voilà les questions auxquelles ce livre tente de répondre sous l’espèce d’une promenade chronologique à travers ces vestiges que sont, à leur façon, les œuvres des siècles passés.
C’est par une analyse détaillée des illustrations du « Songe de Poliphile » de Francesco Colonna, publié à Venise en 1499 (mais rédigé une bonne trentaine d’années plus tôt), passerelle littéraire exceptionnelle entre le Moyen Âge et la Renaissance, et éclaireur discret d’une possible poétique des ruines, que Michel Makariusentreprend son périple. Il s’agit d’abord de saisir le rôle de la ruine dans la réappropriation plus complexe qu’il n’y semble de l’Antiquité, grecque et surtout romaine, par la Renaissance, en parcourant les toiles de Mantegna, d’Ambrogio Lorenzetti, de Botticelli, de Giovanni Bellini, de Carpaccio, de Ghirlandaio et de bien d’autres, avant de se lancer parmi les maniéristes du Cinquecento (avec un singulier détour par Jérôme Bosch), chez qui l’auteur discerne un triomphe politique et esthétique de la ruine.
Les ruines antiques mises en scène par les peintres recèlent donc plusieurs niveaux de signification. Prises dans un contexte étroitement religieux, elles font allusion à un passé païen définitivement condamné. Mais ce message explicite est doublé d’une signification latente : dissimulé derrière l’état de ruines, c’est le retour à l’antique (et non le Christ !) qui marque l’avènement d’une ère nouvelle ! Emblèmes d’une culture à laquelle on ne cessera de se référer à partir de la Renaissance, les ruines sont donc les indices d’un regard sur le temps qu’elles incarnent dans l’espace de la représentation. (…)
Pour la Manière, la ruine n’est plus un détail qui vient caractériser localement un élément singulier, crèche ou colonne du martyre, comme au Quattrocento. Elle devient, au contraire, le symptôme d’un état général de déréliction ou le prétexte à une image ambiguë, à la fois étrange et familière.
Résonnant avec une partie du travail esthétique (et crypto-géographique) entrepris par Emmanuel Ruben dans son « Dans les ruines de la carte », au titre ne devant évidemment rien au hasard, et à celui conduit malicieusement par Jean-Yves Jouannais dans son « L’usage des ruines », le périple proposé par Michel Makarius se poursuit au XVIIème siècle, avec le changement de statut de la ville romaine, notamment, sous l’impact de la révolution du Caravage, du retour au classicisme et du souffle baroque, et c’est dans la naissance de l’art paysager hollandais qu’elle va acquérir ses paradoxales lettres de noblesse, quittant progressivement le domaine de l’ornement, même puissamment symbolique, pour devenir un sujet à part entière au XVIIIème siècle.
Mais avec l’étonnant Cimetière juif (…), Ruisdael change son réalisme pour une atmosphère pré-romantique. Sur un ciel nocturne se dresse la haute silhouette d’une bâtisse détruite ; les tombes de guingois baignent dans une lumière blafarde qui s’attarde sur la face livide d’une pierre. L’atmosphère morbide est cependant contredite par les mouvements de la nature ; si le tronc sec d’un arbre mort barre le premier plan, l’arc-en-ciel, la course des nuages et les branchages battus par les vents bouleversent le paysage. Goethe y repère un « aimable ruisseau », dans lequel il voit un signe de vitalité qui dément la tonalité lugubre du tableau. Du coup, Ruisdael – pionnier avec Lorrain de la peinture de paysage – donne à son tableau une double signification : lieu de mort et de résurrection. En faisant voisiner ruines et tombeaux, le peintre néerlandais préfigure une association qui sera chère à Diderot ; elle inspirera à l’Encyclopédiste des sentiments contradictoires : « C’est que les ruines sont un lieu de péril, et que les tombeaux sont des sortes d’asiles ; c’est que la vie est un voyage, et le tombeau le séjour du repos ; c’est que l’homme s’assied où la cendre de l’homme repose. » Le Cimetière juif sera unanimement admiré par la génération des romantiques allemands, de Goethe à Friedrich et Carus, selon lequel il exprime « dans la vraie langue de la nature, la sensation la plus intime d’une belle et grande individualité ».
Une étude détaillée de l’art de Piranèse et de celui d’Hubert Robert, tous deux absolument centraux quant à l’évolution de la place des ruines dans l’esthétique globale et dans le jeu subtil des insinuations politiques que manie l’art, permet à Michel Makarius de traverser le siècle des Lumières en s’appuyant largement sur le travail de conceptualisation de Denis Diderot dans ses considérations esthétiques, dégageant progressivement – et notamment à propos de Hubert Robert, précisément – une poétique des ruines. C’est à partir de ce fort soubassement que pourra avoir lieu l’envolée romantique, réhabilitant le songe, introduisant « officiellement » le fantastique, et cherchant à totaliser l’allégorie des ruines elles-mêmes, dans un jeu incessant et sauvage avec la nature – et aussi donnant jour, aux détours des toiles, à une forme de kitsch avant la lettre. L’invention de la ruine gothique s’accompagne en effet de certaines mises en motif qui prennent parfois un caractère de panneau indicateur, obligatoire. Caspar David Friedrich, Karl Friedrich Schinkel, Karl Blechen ou Wilhelm Tischbein portent certainement la ruine à son « summum », mais son insertion dans une dense forêt de symboles ne se fait pas sans risques quant à la signification philosophique dégagée au siècle précédent, risques amplifiés d’une certaine façon par la vogue provoquée par la redécouverte de l’Égypte, la découverte de Pompéi puis par l’apparition de la photographie.
Reste qu’au XIXe siècle, le poncif de la ruine ne touche pas seulement la description touristique, mais également le discours littéraire. Une rhétorique aux figures imposées et conventionnelles se développe autour du motif. « Lyrisme du vide et de la désolation, méditation sur la fuite du temps, l’engloutissement des empires, la brièveté de la vie humaine » reviennent comme des leitmotivs. Rien de neuf depuis l’Invocation de Volney, si ce n’est l’ironie que cet état de choses inspire à Flaubert, Mérimée ou Gautier. « De la ruine en somme, il n’y a rien à dire qui ne relève du déjà-vu et du déjà-écrit et, ce qui est pire, un déjà-vu défiguré par l’usage « bourgeois » qu’en a fait la modernité. » Trop de ruines ont tué les ruines.
C’est que parallèlement à cet essoufflement partiel par trop-plein et galvaudage, Michel Makarius note soigneusement que la fin du XIXe siècle correspond aussi à un profond renouveau des études archéologiques, notamment en matière d’architecture, et à une véritable invention de la notion de protection du patrimoine, avec l’apparition du dilemme, toujours actuel sous ses formes diverses : conserver ou restaurer ? Et l’on voit alors se profiler, dans l’art comme ailleurs, un travail de la ruine autour de la célébration du souvenir ou du devoir de mémoire, progressivement. Mais ce sont les directions beaucoup plus radicales empruntées par Charles Simonds ou par Gordon Matta-Clark sur lesquelles l’auteur déploie toute sa capacité d’analyse du présent du vestige, ou de la ruine provoquée, et de la manière dont leur esprit s’est insinué avec une certaine ruse au cœur de l’architecture contemporaine – en explorant aussi certaines directions évoquées par le Patrick Imbert de « Week-end à Oswiecim » ou « Week-end à Pripiat ». Après un détour nécessaire par Walter Benjamin, la ruine peut encore s’exprimer dans l’art de Kurt Schwitters, de George Grosz, de Carel Willink, de Joseph Beuys ou d’Anselm Kiefer. En glissant à la fin du vingtième siècle de la ruine au déchet, sans doute plus caractéristique désormais d’une époque en surconsommation et en surchauffe, le champ sémantique s’accroît et se précise, et l’art s’y renouvelle encore, tandis que se développe l’archéologie industrielle et la prise en compte sociale et politique de la friche (et l’on songera certainement au magnifique travail des « Lieux infinis ».
Mais que le langage paraisse structuré comme une souche géologique est un effet d’optique. En réalité, c’est l’inverse : les ruines, de même que le paysage, n’existent que par le regard qu’on leur porte. Nous avons vu ce regard se déployer dans l’art et la littérature, dans l’image et le verbe ; il anime l’épaisseur de la matière, à la fois solidifiée et rongée par les siècles. Comme un miroir, les ruines renvoient l’image de ceux qui les regardent, entre le souvenir de ce qui fut et l’espoir de ce qui sera, l’homme y contemple l’image familière du temps, son double.
Ruines de Michel Makarius, éditions Flammarion, collection Champs.
Charybde2 le 13/11/2018
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