Archives funky en Somalie : Sweet As Broken Dates

Cette réédition a de quoi faire remonter quelques souvenirs chez ceux qui ont connu La Goutte d'Or d'avant la rénovation ou les maquis parisiens d'avant la sono mondiale, quand les sons crachés par les radio-cassettes bien péraves sonnaient aussi étrange que familier. Avec des éléments sonores impossibles à assembler dans l'ordre proposé- mais qui sonnaient comme un rappel à … justement quelque chose d'à la fois inconnu et d'une troublante proximité.

Hibo Nuura

Malgré les apports audibles du funk américain, de la soul et du reggae jamaïcain, la musique de Sweet as Broken Dates: Lost Somali Tapes from the Horn of Africa est assurément unique et cette compilation fait le job en ressortant la qualité musicale et la sophistication en vogue dans la communauté musicale somalienne des 70's et 80's. Et ce, malgré le fait que tous ces sons aient échappé de justesse à la vindicte d'un Siad Barre qui avait fait bombarder Hargeisa, la radio publique somalienne pour faire taire toute dissidence … Mais, c'était compter sans la rapidité des membres de la radio qui eurent tôt fait de disperser les archives sonores à l'étranger pour les préserver. Et dont aujourd'hui le label Ostinato Records se fait en partie l'écho.

Avant cela, Barre et son régime socialiste à la russe avait décrété le renouveau de la culture somalienne, zappant l'italien pour remettre le somali en vigueur comme langue nationale, et développé les arts - mais de manière étatique, créant souvent la confusion entre art et propagande; s'arrangeant pour ne diffuser sur les ondes que des louanges au régime, en mettant le reste de la production sous cloche, avec interdiction de diffuser, malgré les productions foisonnantes de l'époque qui profitaient de l'état de grâce et de l'ouverture culturelle pour faire vivre un son du cru.

Mahmud Abdalla ‘Jerry’ Hussein, à droite et Axmed Naaji, légendaire compositeur et fondateur du Sharero Band, fin 70's à Mogadishio [Photo courtesy of Mahmud Abdalla Hussen]

Cela dit, il avait quand même instauré auparavant une vraie égalité de genre et jeté aux orties la tradition qui voulait que - même au théâtre - les rôles de femme soient joués par des hommes. C'est la raison du vocable "Broken dates" qui signifiait ce fait précis, la fin des voix de femmes chantées par des hommes… En mettant fin à cet état aberrant, la production somalienne a offert au fil des années 70 et 80 de nombreuses voix féminines d'envergure à l'inverse du Soudan ou de l'Ethiopie… 

 

Autre aspect funky des régimes socialistes/et ou africains de l'époque, comme la production était étatique, les groupes émanaient de lieux pas piqués des verts, comme la police, l'armée ou même le pénitencier… dont les portes, on le sait, un jour vont se refermer … D'un autre côté, on avait aussi au Mali, les Ambassadeurs avec Salif Keita aka l'Orchestre de la Gare de Bamako.

L'autre apport musical que le compilateur a oublié et que je souligne au Stabylo, c'est celui de la musique éthiopienne - qui connaît Mahmoud Ahmed ne peut passer à côté pour l'emploi similaire des claviers…  On va ainsi trouver ici au fil des 15 morceaux proposés et tous passionnants à plus d'un titre, des voix assez puissantes, en langue somali, qui vont taquiner les registres aigües sans peine dans des harmonies inattendues, comme le “Buuraha U Dheer (The Highest Mountains)” de Nimco Jamaac en mid tempo avec synthés et cordes pour servir de tapis à une superbe mélodie vocale. Pendant que le blues lent avec guitare crissante “Xuduud Ma Leh Xubigaan (This Love Has No Boundaries)” de l'Iftiin Band (avec Mahmud Abdalla “Jerry” Hussen et Maryan Naasir), une version psyché africanisée du King Heroin de James Brown laisse s'envoler la voix de soprano de Naasir avec autant de feu que de passion.  La majorité des titres repose sur un son lo-fi ( qui peut-être ajoute à l'étrangeté) constitué de nappes d'orgues électriques, de beaucoup de réverb, et de voix limite saturées avec du delay, tout cela accompagné des rythmes percussifs emballants de l'Afrique du nord est. 

A découvrir ces titres aujourd'hui, on sait bien que cela n'arrêtera ni la guerre civile qui fait rage, ni le cycle de la pauvreté mis en place depuis des années en Afrique, mais permet juste de retrouver et d'entendre enfin, 30 ans plus tard, l'éveil d'un pays qui découvrait et modelait lui-même sa culture moderne, le monde et une certaine unité. Après, il y a les bombes. Encore et toujours. Mais entretemps, et c'est pour cela que le disque crisse, comme dans un épisode de Twin Peaks, le statique du temps qui est passé sans qu'on le voit et la musique qui passe par les prises électriques. Quand même. Toujours. Encore ! Et c'est plutôt bien comme ça ! 

Jean-Pierre Simard

V.A. Sweet as Broken Dates: Lost Somali Tapes from the Horn of Africa, Ostinato Records