Du bout, du boubou, du boogaloo : avec la Rayé
Historiquement, le boogaloo est le chaînon manquant entre la soul et la salsa. On l'appelle aussi latin soul et le genre va disparaître, relégué par l'apparition de la salsa en 70. Mais pendant quatre ans, à New York d'abord, puis dans toutes les communautés latino et caribéennes, la musique va se propager et faire florès. Born Bad nous la sert en version antillaise réjouissante et groovy; c'est Disque La Rayé ! On développe …
À chaque représentation, c’est la même folie, et les dancefloors new yorkais tremblent. Le sextet de Joe Cuba atteint un niveau de notoriété inouïe grâce à ce nouveau morceau, une bombe intitulée Bang Bang. Beaucoup d’autres détonations du même genre résonnent bientôt dans les ballrooms de la Big Apple. Au cours de l’année 1966, un rythme nouveau se répand tel une trainée de poudre sur les trottoirs de Spanish Harlem et les ondes des radios locales. « Du boogaloo », dit-on. Comme aucun autre genre auparavant, cette musique réunit les afro-américains et les hispaniques. Ces communautés voisines fréquentaient les mêmes soirées depuis longtemps, mais ne guinchaient pas sur les mêmes morceaux : les Noirs attendaient les séries de rhythm'n’blues et de soul alors que les latinos se réservaient pour le cha-cha-cha et la pachanga. Syncrétisme ultime des styles en vogue dans le Barrio, le boogaloo est souvent désigné comme « la première musique Nuyoricaine. »
Si les puristes affirment qu’on peut en déceler les prémices sur la reprise de Watermelon Man par Mongo Santamaria, ou sur El Watusi par Ray Barretto en 1963, c’est véritablement à partir de 1966 qu’il s’impose comme la plus éclatante incarnation de son époque, tant musicalement que politiquement. Car un ouragan de révolution souffle alors sur l’ameriKKK : dans le sillage des revendications des Black Panthers et de la Young Lords Organisation, les minorités se rassemblent dans la rue pour arracher leurs droits à l’establishment. La naïveté des paroles du tube I Like It Like That, enregistré par l’orchestre de Pete Rodriguez pour Alegre Records en 1966, est trompeuse : elle doit surtout être interprétée comme l’expression la plus directe, la plus fulgurante de l’affirmation d’une identité. Les Noirs et les Hispaniques assument leur couleur de peau et leurs origines tout en se revendiquant américain. Le boogaloo s’incruste sur la B.O. d’une révolution sociale qui embrase le pays, il en donnera le tempo jusqu’au crépuscule des années 60 (avant d’être à son tour éclipsé par la salsa.)
« Le Boogaloo, ce sont les jeunes qui tentent de s’en sortir, c’est l’apport des immigrés, et l’évolution musicale ! » Éructe Johnny Colon dans l’excellent documentaire We Like It Like That, à voir absolument.
L’énergie du boogaloo séduit également la jeunesse d’autres horizons, au-delà des frontières des Etats-Unis, et particulièrement dans le berceau caraïbe : à Cuba, Porto Rico, en Dominique, et aussi aux Antilles Françaises. De Fort-de-France à Pointe-à-Pitre, des cadences modernes ringardisent les vieilles biguines et les mazurka des grands orchestres antillais dont la noblesse se transmettait au sein de longues lignées de virtuoses, de père en fils chez les Siobud, Stellio, Fanfant, ou encore Coppet. Lorsque le boogaloo débarque dans les « îles à sucre » en même temps que d’autres genres musicaux aux claviers amplifiés et aux guitares électrifiées, cette nouvelle vague bouscule les hiérarchies et les usages : inutile de savoir lire la musique pour se proclamer musicien désormais, il suffit d’avoir de la feuille et d’être branché sur les nouveaux sons des radios internationales. « J’étais à Paris pour mes études au début des années 60, raconte Fred Aucagos, le premier rockeur de Guadeloupe. Mais je n’allais pas trop en cours, je fréquentais le Golf Drouot, avec Eddy, Johnny, Dick Rivers… Quand je suis rentré en Guadeloupe en janvier 1966, j’ai rapporté sur l’île le premier ampli à réverbération et la première guitare électrique. J’étais yéyé, je voulais jouer cette musique chez moi. » Aucagos commence par revisiter les standards du rock français et yankee, mais les musiciens de son groupe, les Vikings de la Guadeloupe, le persuadent rapidement de chanter en créole, puis d’intégrer du tambour ka, d’enrôler des cuivres latins… On entend, sur Ti Man’zelle de Fred Aucagos, un savant mélange d’importations en provenance de la métropole, des Etats-Unis et des îles voisines. Avec, au bout du compte, un ultime désir : incendier les bals antillais.
Sur la piste des clubs prestigieux, à La Bananeraie en Martinique et à la Cocoteraie en Guadeloupe par exemple, les musiciens s’essayent au boogaloo dans des interprétations rarement orthodoxes, et c’est bien ce qui donne à cette compilation sa singularité et son panache. Elle intègre des influences en provenance du continent africain grâce au Rico Jazz (une adaptation de Si Tu Bois Beaucoup de l’orchestre de rumba congolaise O.K Jazz). On se frotte au Jerk Vidé d’un David Martial qui ne s’est pas encore travesti en cliché doudouiste. Avec la gouaille du guyanais Dany Play Mais Tu Sais, et la pétulance de Joby Valente Disk La Rayé, avec Camille Soprann’ au saxophone, on re-découvre des standards publiés un demi-siècle plus tôt sur les deux labels historiques en Guadeloupe : Aux Ondes du producteur Raymond Célini, et Disque Debs dont le patron Henri Debs s’illustre aussi au micro sur Ou Pas Z’ami En Moins.
Dans un autre genre, Ou Que Di Moin de Monsieur X est un pamphlet de funk créole, ni latin, ni festif, pas strictement du boogaloo. Car le rythme nuyorican n’était qu’une infime partie de ce que jouaient les orchestres antillais, et il intégrait facilement des éléments de biguine ou de compas haïtien. Cette compilation s’autorise ainsi de petits écarts, pour le plaisir, en assumant des morceaux sur lesquels le boogaloo est d’abord une influence. Avec l’aide de Jean-Baptiste Guillot du label Born Bad, le digger Julien Achard a cherché certains de ces disques pas moins de trois ans, afin de rassembler ici le meilleur du boogaloo créole. Le charme du son restauré de ces vieux 45 tours irrésistibles n’a d’égale que la fougue des interprétations. « Sauvagement Sexy », comme le chante Gaby Siarras.
Assurément une des bonnes compiles de l'été. On recommande chaudement.
Jean-Pierre Simard (avec Jacques Denis) le 30/06/17
Disque la Rayé - 60's French West Indies Boo-Boo-Galoo - Born Bad