Cher Picasso, ce que je te décris est un tableau de Nusaybin, ville kurde
Çağrı Sarı, adresse une lettre à Picasso, sur le site du journal Evrensel. De Guernica à Nusaybin, la même couleur de goudron brûlé.
Cher Picasso,
Quand tu as décidé de dessiner une ville bombardée pendant 3 heures et demie en 1937, quelle couleur, de quelles douleurs, a coulé de ton pinceau ? Je ne le sais pas. Par exemple, tes larmes se sont-elles mêlées à la peinture ? Certaines cicatrices ne se referment jamais, comme si ce qui en coule n’était pas du sang, mais du goudron… Chaque fois qu’une ville est bombardée, chaque fois qu’une mère se réfugie dans un coin et pleure pour son fils, ce goudron s’épanche à nouveau, c’est peut être pour cela que 3 heures et demie est facile à dire. Une ville bombardée, détruite… Des personnes qui meurent, les cris des mères, la disparition des animaux, la destruction des maisons… A Guernica, est-ce seulement les maisons qui sont devenues des débris ?
80 ans ont passés, Picasso… Une ville a disparu, bombardée durant des minutes, des heures, par des avions nazis, un journal a titré “Ce matin Guernica n’est plus”… Tout le monde est resté silencieux…
Nombreux sont ceux qui ont appris de ton tableau, qu’en une nuit, des milliers de personnes sont mortes, blessées, qu’une ville fut anéantie. Et ils continuent de l’apprendre. En donnant des coups de pinceau sur ta toile, avais-tu pensé que cette œuvre serait transportée des années plus loin, et grandirait autant ?
Ce que tu racontais était une souffrance, et cette souffrance a été vécue de nouveau, et toujours sous des formes différentes. Tu en a été témoin avant de partir de ce monde. A chaque bombardement, te serais-tu souvenu de Guernica ? Ta cicatrice s’est-elle refermée ?
Ah, Picasso, maintenant je vais te parler d’une autre douleur, d’une blessure qui saigne…
Le coeur de la Turquie de 2015-2016 a beaucoup saigné, et continue à saigner du goudron. Des bombes ont explosé, de jeunes personnes sont mortes. Nous avons été témoins. Parfois la balle savait où aller, parfois non. Nous continuons à être des témoins. Ceux/celles qui allaient s’amuser étaient dans la mire des bombes, aussi bien que ceux qui demandaient la paix, même ceux qui voulaient apporter des jouets aux enfants de la guerre… Et ceux qui sortaient du travail, fatigués, et voulaient rentrer à la maison.
Sais-tu que l’année dernière, dans plusieurs endroits de l’Est de la Turquie il y avait des couvres-feu ? Cela a duré des jours, des semaines, des mois… Sur ces terres où vivaient les Kurdes tout a été mis à bas. Tellement de gens sont morts. Des sources officielles annoncent le chiffre de deux milliers. Elles écrivent avec des lettres et des chiffres : 2 mille. Ils ont tué même les enfants sur ces terres, même les enfants…
Les personnes qui sortent de leur maison avec des drapeaux blancs, qui demandent la “paix” se sont faites tirer dessus. Des gens ont été tués dans des sous-sols, mais le pire était peut être la mort de l’humanité… L’atmosphère sent la haine, désormais. De nombreuses organisations ont rapporté que ceux/celles qui ont brûlés dans des sous-sols criaient “De l’eau, de l’eau”, mais les journaux ne l’ont pas écrit. Ils n’ont pas pu ! Pourtant ils sentaient la chair humaine brûlée, ces sous-sols.
Les immeubles étaient détruits. Il était devenu impossible d’y vivre. Des centaines se sont mis en route. Des exodes ont été vécus. Les rapports parlent de 500 mille personnes. L’éducation et la santé ? Je parle de survivre et de respirer. Je dis qu’il y avait des corps sans vie dans les rues… Par exemple à Cizre, des os ont été trouvés dans les décombres. Des mères n’ont pas pu identifier leur fille. Le corps d’une femme est resté des semaines dans la rue. On a tiré sur ceux/celles qui voulaient se rapprocher.
Personne ne l’a écrit, n’a pu l’écrire… A part quelques journaux, quelques sites internet. Etceux/celles qui voulaient l’écrire se sont fait tirer dessus. CertainEs sont blesséEs, d’autres misES en garde-à-vue… ou encore menacéEs.
Par exemple Sur, une ville historique… Si tu avais vu les architectures, les caravansérails, tu aurais peint de ces tableaux !… Bien sûr avant 2015… Une ville où des civilisations sont passées… Des enfants qui courent dans les rues étroites… Après ? Fantôme… Histoire ? Qui s’en soucie ?
Dans la ville de Nusaybin, le couvre-feu a duré cinq mois. Cinq mois après, ils ont dit “on a levé le couvre-feu”. Mais malgré cela, les gens n’ont pas pu sortir dans les rues… De toutes façon, que restait-il de la rue… Par exemple Emire Gök, à été tuée, 39 ans, mère de 4 enfants. Ses voisinEs ont vu qu’elle était sortie dans son jardin pour nourrir ses animaux, ensuite ils l’ont vue se faire tuer. Par exemple Selamet Yeşilmen est mort, en descendant des escaliers de sa maison, avec ses enfants.
Une année s’est écoulée après tout ce que je raconte… Des institutions qui se qualifient d’officielles, ont publié des images. Il y avait une photo… Sur des maisons et immeubles détruits, de grands drapeau turcs… Partout… Que voulait dire cette photo, que racontait-elle ? Que raconterait un drapeau turc géant ?
Quel message était donné avec des drapeaux, par exemple aux enfants d’Emire tuée par balles ? La paix est si difficile Picasso, je ne sais pas ce qu’a pensé l’enfant d’Emire en voyant cette photo. Mettra-t-il encore son l’espoir dans la paix, par exemple ?
Tout ce qui a été vécu devait être écrit, bien sûr. Ceux/celles qui n’étaient pas au courant devaient être informéEs. Ils ont arrêtés plusieurs journalistes qui essayaient d’informer… Zehra Doğan en était une. Ils l’ont arrêtée. Zehra est restée en prison pendant des mois [141 jours]. Zehra voulait visiblement, graver dans l’histoire, non seulement ses informations mais aussi d’autres choses. Ce qui se passait était sauvage, tout devait être enregistré, tout. Elle avait du talent, elle a dessiné. Sur sa toile, il y avait un Nusaybin décoré de drapeaux turcs…
Près d’une année a passé. Zehra est condamnée… Elle avait partagé sur les réseaux sociaux, l’oeuvre où elle racontait Nusaybin. Quel grand crime… Il parait que quand Guernica était exposé, au soldat Nazi qui t’a demandé “C’est vous qui l’avez fait ?”, tu lui avais répondu “Non, c’est vous !”. Zehra a répondu pareillement. “C’est eux qui ont pris cette photo. Moi, j’ai tout simplement dessiné.”
Guernica… Froid… Gris… Bleu mort… Il n’y a plus de couleur à Nusaybin. Ce qui reste, c’est le noir de la destruction. Et comment disperser ce noir ?
Des années ont passé depuis Guernica. Qu’a-t-il changé ce temps ? La misère, la souffrance, la guerre, la colère… Non ! Les paysages de l’inhumanité qui sont sur ton œuvre, continuent hélas à exister.
Mais attends ! Pour changer ce monde, il y a aujourd’hui, une lutte qui œuvre et fait sans cesse des esquisses. Et cette esquisse, deviendra la plus grande œuvre du monde… Peut être demanderont-ils encore cette fois : “C’est vous qui l’avez fait ?” et nous répondrons, “Oui”, Picasso, “C’est nous qui l’avons fait”.
Çağrı Sarı
Traduction par l'équipe de Kedistan