L'Esthétique décortiquée de Jean-Patrick Manchette
Une somme critique intelligente, politique et esthétique à propos de Jean-Patrick Manchette
Publié en 2017 aux éditions Anacharsis sous l’égide de Nicolas Le Flohec et de Gilles Magniont, cette somme critique propose un assemblage cohérent d’une belle pertinence, parcourant aussi bien, en les renouvelant largement, les aspects les plus connus de l’œuvre de Jean-Patrick Manchette, que certains de ses recoins davantage ignorés. Un seul article sur les 18 du recueil m’a semblé faible (ce qui est fort peu), et un seul point aveugle résiduel demeure ici, à mon sens, celui du rapport de Jean-Patrick Manchette à la science-fiction, qui n’est évoqué qu’en passant dans l’article de Jérôme Dutel (« En amont et en aval de Mélanie White« ), qui traite principalement – et joliment cependant – de son incursion dans le roman graphique pour adolescents.
Les maîtres d’ouvrage ont habilement choisi de structurer l’ouvrage en cinq parties dont le contenu et l’ordonnancement ne doivent a priori rien au hasard : « Manchette écrit tout de même » (3 articles) qui envisage avant tout l’écriture – sans rapport spécifique à la littérature de genre -, « Manchette écrit des polars » (4 articles), qui l’inscrit cette fois pleinement dans le noir, « Manchette écrit large » (3 articles), qui montre la variété et la puissance des corps littéraires mobilisés, « Manchette s’échappe ? » (3 articles), qui traite de ses excursions hors du polar, et enfin « Courir après Manchette » (5 articles), qui explore ses influences aussi bien dans le genre qu’à l’extérieur, en France et à l’étranger.
Je vais passer rapidement sur la cinquième et dernière partie, précieuse et érudite, qui s’attache tour à tour à l’adaptation théâtrale (« Se perdre dans le laboratoire de l’écriture » – Muriel Malguy et Mirabelle Rousseau), à l’adaptation en bande dessinée (« Sur la transposition graphique » – Henri Portine), à la traduction en italien (« Voyage en Italie : notes sur la réception et la traduction » – Delphine Gachet) et en anglais (« L’heureux courant qui conduit vers un auteur », entretien avec Donald Nicholson-Smith), et enfin au témoignage d’un auteur sur lequel l’influence de Jean-Patrick Manchette fut particulièrement déterminante (« Comment Jean-Patrick Manchette m’a conduit jusqu’à Drive« – James Sallis).
Dans la première partie, nous pénétrons tout d’abord dans l’intimité de la fabrique littéraire (sans spécificité de genre, polar ou autre, donc) grâce à la lecture d’une partie (infime) de la correspondance de Jean-Patrick Manchette et de son « Journal » – dont l’aventure éditoriale reste d’ailleurs désespérément à poursuivre ! -, témoignages puissants d’un art à la fois humble et sûr de lui, très conscient de ses buts et de ses moyens, et toujours en recherche et en questionnement (« La correspondance, ou les clés de la fabrique du roman » – François Guérif et Jeanne Guyon), nous poursuivons avec un regard ému et sincère sur le travail de l’artiste en tant qu’artisan et ouvrier, rappelant la vie matérielle qui hante discrètement l’œuvre (« L’art et l’artisanat au fil des Chroniques« – Christian Roux), et nous finissons avec une superbe incursion dans la pensée politique en mouvement de l’auteur, et dans sa volonté discrète et patiente de subvertir l’esthétique à travers l’écriture, là où elle peut – peut-être, encore – avoir un effet, fût-ce en s’affirmant lorsque nécessaire comme « insomniaque et ferroviaire » (« Derrière les lignes ennemies » – Xavier Boissel).
1. APORIES : difficile d’embrasser l’œuvre de Jean-Patrick Manchette dans sa totalité. Un trait pourtant fait saillie, une conviction qui préside à son édifice, met en branle un « art du roman » singulier, l’affecte durablement : l’histoire de l’art est finie. Disons-le tout net : l’œuvre s’est écrite sur un tombeau. En premier lieu, celui des avant-gardes des années 1920. Manchette, très tôt lecteur de l’Internationale situationniste, en a pris acte : « Le dadaïsme a voulu supprimer l’art sans le réaliser, le surréalisme réalise l’art sans le supprimer » (Debord). Nonobstant, cet échec – à transformer le monde comme à changer la vie – n’est pas imputable exclusivement à des contradictions internes. Celles-ci ont été résolues par l’Histoire : la contre-révolution mondiale des années 1920 – ou si l’on préfère, la reconfiguration du Capital, sur son versant étatique comme sur son versant privé -, s’en est chargée. Hans-Magnus Enzensberger a résumé ses méthodes : soit la neutralisation, id est la mise au pas desdites avant-gardes par les totalitarismes qui aboutit au fond sans la forme, soit la dévitalisation, id est leur récupération-transformation par la Kulturindustrie en marchandise idéale, qui aboutit à la forme sans le fond. (« Derrière les lignes ennemies » – Xavier Boissel)
La deuxième partie étudie de très près les formes adoptées par Jean-Patrick Manchette pour son travail de furet à l’intérieur du poulailler polar, que ce soit dans la constitution – essentiellement à son corps défendant, toutefois – d’un genre à part entière au sein du genre (« Du roman noir au néo-polar. Histoire d’une délocalisation générique » – Jean Kaempfer), dans les modalités pratiques d’approche d’un nihilisme dévoyé renvoyant les terrorismes (y compris et surtout celui de l’État) dos à dos (« Nada, un livre sur rien ? » – Dominique Rabaté), dans la fabrication d’un ouvrage presque inclassable et dans sa référence fondamentale au maître et inspirateur Dashiell Hammett (« L’engagement politique dans Fatale et Moisson rouge« – Andrew Pepper), ou encore dans la manière d’irriguer les clichés incontournables qui font une grande part du genre policier par des fleuves souterrains au seins desquels se distingue celui fourni par Wilhelm Reich – on notera au passage que curieusement cette figure traverse aussi quasiment l’ensemble de la saga « Nicolas Eymerich, inquisiteur » de Valerio Evangelisti, l’un des plus ardents défenseurs de Jean-Pierre Manchette en Italie, et comme lui, ardent défenseur des littératures de genre, comme nous le rappelait Delphine Gachet dans son propre article cité plus haut – avec des conséquences analysables (« Galerie de méchants : les représentations reichiennes du mal » – Albain Le Garroy).
Et de fait, Le Petit Bleu de la côte ouest, qui vient juste après, en 1976, c’est tout autre chose – c’est le jour et la nuit ! Le Petit Bleu de la côte ouest est un roman à la troisième personne dont le personnage principal n’est pas un détective, mais un cadre moyen, entraîné malgré lui dans une affaire criminelle. Or, l’intrigue de ce roman est dès les premières lignes parasitée par des intrusions d’auteur qui déconcentrent le lecteur, empêchent l’illusion référentielle, détournent l’attention vers d’autres plaisirs, uniquement textuels. Engaño et desengaño : l’implication dans l’histoire est brusquement et brièvement concurrencée par la visibilité de la forme. Par exemple, lorsque apparaît tel imparfait du subjonctif : « Il attendait que les choses se tassassent » (755) ; ou ce zeugme, « Béa revint de la cuisine avec deux Cutty Sark et un sourire de tendre ironie » (718) ; à ces flashs de visibilité textuelle on peut ajouter la spatialisation incongrue du for intérieur placée aux premières lignes du roman : Manchette, qui vient d’évoquer les « décorations intérieures de l’automobile » de son héros, ajoute dans la foulée : « L’intérieur de Georges Gerfaut est sombre et confus, on y distingue vaguement des idées de gauche » (707). Et je ne peux résister au plaisir de conclure mon florilège avec ce bref morceau de bravoure, que je trouve dans La Position du tireur couché (nous sommes dans la réception d’un hôtel) : « Ses seins et ses cils étaient formidables. Terrier lui donna vingt-six ans. Elle lui donna une clé » (892). Ainsi de petites fêtes rhétoriques viennent-elles, de loin en loin, aveugler le lecteur emporté par la seule intrigue. (« Du roman noir au néo-polar. Histoire d’une délocalisation générique » – Jean Kaempfer)
La troisième partie explore notamment l’extrême variété des matériaux dont Jean-Patrick Manchette, lecteur et spectateur boulimique et éclectique, peut user dans son travail de fabrication d’objets littéraires beaucoup plus explosifs que ce que leur modeste apparence initiale pourrait laisser supposer, qu’il s’agisse de subtiles intertextualités lorgnant du côté de Lewis Carroll (« L’œil dans le viseur, ou Alice au pays des manchettes » – Hervé Aubron), d’une aussi redoutable que discrète attention portée au corps et à la chair (« Des styles et des corps : de beaux pectoraux de part et d’autre« – Chantal Wionet), ou encore de l’art complexe de masquer les émotions pour mieux en exprimer la puissance rentrée (« Du behaviorisme au lyrisme : l’art de planquer l’émotion » – Nicolas Le Flahec).
La quatrième et avant-dernière partie est celle des échappées belles, du côté du versant cinématographique de l’auteur (« Les Yeux de la momie : une pensée cinéphilique et esthétique à l’œuvre » – Fabien Geis), du côté de la vraie-fausse littérature pour adolescents mâtinée de ces touches science-fictives, science-fiction dont la culture personnelle de Jean-Patrick Manchette regorgeait – et qui mériterait par ailleurs une exploration à part entière (« En amont et en aval de Mélanie White« – Jérôme Dutel), et enfin, du côté du brutal bouquet final inachevé, qui ouvrait furtivement tant de pistes esthétiques et politiques nouvelles que fut, après quinze années de silence éditorial en matière romanesque, la posthume « Princesse du sang » (« La Princesse du sang, ou l’esthétique des mauvais temps » – Gilles Magniont).
En lisant le passage de La Princesse, nous voilà de même tentés de dire « quoi donc ? », nous voilà nous aussi déroutés par la syntaxe de la phrase. Cette phrase qui suggère en même temps qu’elle déroute, qui fait la lumière et opacifie : une phrase baroque en somme, qu’on préfère aux révélations annoncées. (« La Princesse du sang, ou l’esthétique des mauvais temps » – Gilles Magniont)
Un grand recueil critique, esthétique et politique, qui réussit la prouesse pas si fréquente d’être réellement érudit en demeurant très largement accessible, de fournir bien des nouvelles pistes aux amatrices et amateurs déjà confirmés de Jean-Patrick Manchette, et de donner furieusement envie aux autres de s’y plonger – sans jamais trahir les tenants et aboutissants des intrigues noires qui y sont à l’œuvre (quand bien même elles ne constitueraient pas en elles-mêmes les ressorts principaux de ce si singulier art de la fiction).
Charybde2 le 13/05/17
Jean-Patrick Manchette et la raison d’écrire de Nicolas Le Flahec & Gilles Magniont, éditions Anacharsis
l'acheter ici