Barre Phillips n'a plus rien à prouver, mais le fait toujours bien
Avec la sortie simultanée de deux albums chez Nato, le contrebassiste qui adore le jazz, l'opéra et les musiques de film a conçu deux œuvres qui attaquent aussi bien l'opéra du XVIIe siècle classique espagnol de Calderon avec la Vie est un songe que l'actuel Japon nucléarisé de No Man's Zone (Fukushima, the day after) pour le film de Toshi Fujiwara.
Calderón, grâce à la fiction d’un prince injustement enfermé et élevé à l’écart du reste des hommes, met en scène le drame d’un esprit qui découvre un monde infiniment « ondoyant et divers », selon les termes utilisés par Montaigne pour décrire une expérience fort proche à bien des égards ; instabilité des êtres et des choses, illusion des sens et fascination des apparences trompeuses conduisent Sigismond à percevoir le néant de la condition humaine, de ses activités et de ses ambitions : – Qu’est-ce que la vie ? – Une fureur. Qu’est-ce que la vie ? –
Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand bien est peu de chose, car toute la vie est un songe et les songes mêmes ne sont que songes. Shakespeare s'en souviendra et Faulkner aussi. Donc, cet enregistrement effectué live en mai 2015, au Centre André Malraux de Vandœuvre-lès-Nancy voit neuf personne sur scène ( le groupe Emer) pour dire et jouer les trois jours que durent le conte de Calderon. des voix, des percussions, des cuivres, une contrebasses, un violoncelle, des cuivres et une guitare pour rendre la folie du jeu. Opéra contemporain écrit/improvisé où les musiciens adoptent chacun un des rôles : leurs instruments parlent leur langage d’instrument et dialoguent avec les voix d’Emilie Lesbros et Anna Pietsch, qui chantent dans un langage imaginaire : qui vocifère, qui hurle, bourdonne sous la houlette d'un Barre Philips qui n'en fait jamais trop. Du contemporain beau bizarre - mais magistral. On adore.
Côté Japon, c'est encore une histoire de tradition et d'amitiés. La musique originale du film de Toshi Fujiwara No Man's Zone, film réalisé aux lendemains de la catastrophe de Fukushima, est une création enregistrée avec la chanteuse Emilie Lesbros. Sa voix et la contrebasse de Barre Phillips, mêlées aux voix des survivants du désastre, ont, selon les mots du réalisateur, guidé la réalisation finale. Nouvelle occasion de saisir à quel point la relation avec l'image peut chez Barre Phillips produire une musique singulière et méditative. Pour ce premier enregistrement contrebasse/voix qui réunissait en 2012, Barre Philips et Emilie Lesbros, là, on joue la tectonique des plaques - le dépouillement zen pour coller sans neutron au propos de No Man's Zone : une réflexion complexe sur la relation entre l'image et la peur, l'addiction à l'apocalypse, la relation ravagée de l'homme à la nature. Et son compositeur d'avouer à nos collègues de Citizen Jazz : "Je suis très content que No Man’s Zone existe et que Jean Rochard y ait vu un intérêt artistique parce qu’on retrouve dans ce disque un aspect de ce que je fais depuis le tout début. Que cet album arrive maintenant est une excellente chose car je n’ai rien à prouver. J’aime son côté monochrome, qui ne bouge pas." Ici, souvent la contrebasse nous balance un son cathédrale qui nous en met plein le ventre, à nous le tordre. Et c'est, comme le remords d'une absence, comme si quelque chose de nous ne se signalait plus que par le frottement de l'archer majestueux; par les sons qui s'enroulent dans le grave - de la situation. A tonner contre la catastrophe, à s'élever monolithique avec la voix qui s'enroule, comme un dernier message de présence, quand elle ne brille pas isolée pour éloigner le silence. Et l'univers de trembler à ces évocations où la nature reprends ses droits dans l'absence de toute vie humaine.
Mais un dernier mot sur Barre Phillips et son rapport au cinéma. On l'avait vu (sa voiture du moins) dans l'Etat des choses de Wenders, invité par son ami le génial Robert Kramer, réalisateur de Route One qui en avait concocté le scénario. Et depuis, il a souvent collaboré avec sa famille et ses proches (d'Erika ou Keja à Richard Copans). Un disque apparemment sec et ténu, mais plein d'une musique sauvage dans son dépouillement.
Jean-Pierre Simard le 13/04/17
No Man's Zone de Barre Phillips & EMIR 2 Cinenato/l'Autre Distribution
La Vida Es Sueno de Barre Phillips & EMIR - Nato/l'Autre distribution