Montre-moi ta bibliothèque, je te dirai qui tu es…
La somme physique des lectures de chacun définirait-elle mieux que tout ce qu’il est, in fine ?
J’ai quatre-vingt-cinq ans et cela fait maintenant dix ans que toi et moi avons quitté Paris pour nous installer ici, à Trouville, face à la mer. Ce sera notre dernière demeure. Depuis soixante-dix ans que tu partages ma vie, nous avons déménagé de nombreuses fois, multipliant les domiciles, à Nice, puis à Paris. Plus tu grandissais, plus ces déménagements devenaient éprouvants. Toujours plus nombreux et plus lourds, les cartons ont fini par avoir raison de mes rares amis et ce sont des professionnels qui t’ont rapidement trimbalée ici et là.
Publié début 2017 dans la nouvelle collection Lettres ouvertes des éditions Le Réalgar, ce texte d’Éric Bonnargent réjouira profondément les amatrices et les amateurs de lectures, quelles que soient leurs positions personnelles quant à cette question majeure que constitue la bibliothèque : comment s’accumulent les lectures dans une vie, comment leur trace physique se sédimente-t-elle, comment leur matérialité même influence-t-elle le champ intellectuel et émotionnel qu’elles engendrent par ailleurs ?
Tout cela est bien vaniteux et narcissique, j’en suis conscient : vaniteux parce que j’éprouve la satisfaction repue du goinfre qui n’en revient toujours pas d’avoir autant ingurgité, narcissique car n’étant rien d’autre que ce que j’ai lu, j’ai l’impression, en te regardant, de faire face à une anamorphose de mon esprit. Je suis sûr que l’on pourrait percer les mystères de la généalogie de ma personnalité en remontant simplement le fil de mes lectures. Tu le sais, j’ai toujours considéré que les actes importaient moins que les pensées, que la persistance du réel est telle que nous ne faisons jamais ce que nous voulons, mais seulement ce que nous pouvons.
Profondément engagée, riche en opinions tranchées et tranchantes, toutes – et c’est là leur véritable mérite – éminemment discutables, cette « Lettre ouverte » adressée à ce gigantesque pan de l’intimité que constitue la somme physique de nos lectures, jour après jour, ne lorgne pas vers les bibliothèques idéales, qu’elles soient de Bernard Pivot ou de Hermann Hesse, parmi d’autres, mais bien plutôt vers le fourmillement de questions et d’inférences, beaucoup plus sérieuses que ne peuvent le croire les non-adeptes, qui dénoncent si aisément à l’occasion la frivolité de ces interrogations, ce bruissement d’intelligence et de cœur qui habite aussi bien le « Penser / Classer » de Georges Perec que le « Je déballe ma bibliothèque » de Walter Benjamin, renvoyant aux mystères de « La bibliothèque, la nuit » d’Alberto Manguel, ou même aux savantes dissections des archives d’écrivains, telles le beau « Saint-John Perse dans sa bibliothèque » de Renée Ventresque.
Aujourd’hui, cela n’a toutefois plus beaucoup d’importance. Je viens de fêter mes quatre-vingt-cinq ans, une nouvelle page se tourne et le livre de ma vie va bientôt se refermer. Je suis serein : j’ai lu, j’ai vécu. Le crématorium dispersera dans le ciel l’insignifiance de mon être. Mais que vas-tu devenir quand je ne serai plus là pour veiller sur toi ? Mon expert-comptable de fils n’aura que faire de toi et, dans l’espoir d’obtenir quelques billets, te refourguera sans doute à un bouquiniste qui, lorsqu’il se rendra compte qu’étant tout annotés tes livres sont invendables, te balancera tout entière dans un container. Le soir venu, tu seras transportée à l’usine de collecte des déchets de Saint-Jean-de-Folleville où tu finiras dans le grand incinérateur. J’espère alors que dans le vide sidéral quelques-uns de nos atomes s’accrocheront les uns aux autres. Nous serons alors réunis pour l’éternité.
Vingt très belles pages pour clamer avec passion l’amour obsessionnel des livres qui sont la vie, et pour questionner subrepticement le bien-fondé et la beauté de cette profondément joyeuse dévoration.
Charybde2
Lettre ouverte à ma bibliothèque de Éric Bonnargent, éditions du Réaltar
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