Quand le FN est entré à Bercy… une fiction qui trouve bien sa place dans la Série noire
Deux ans après « Les initiés », Thomas Bronnec revient en ce début 2017 avec « En pays conquis », à nouveau dans la Série noire de Gallimard. Puisant également abondamment dans le matériau documentaire accumulé à l’occasion de son enquête de 2011, « Bercy, au cœur du pouvoir », co-écrite avec Laurent Fargues (qu’il ne manque d’ailleurs pas de remercier encore à l’issue de ce roman-ci), il s’en écarte toutefois davantage pour nous livrer cette politique-fiction prenant place dans les quelques jours suivant les élections législatives françaises de 2017, alors que le président sortant a conservé sa place, sans grande gloire, face à la candidate d’extrême-droite, et qu’il revient en revanche à la candidate de droite « classique », battue au premier tout de la présidentielle mais maintenant arrivée en tête en nombre de députés, de former le gouvernement pour une nouvelle cohabitation, devant choisir entre une grande coalition droite-gauche qui semble en réalité exclue, et une alliance de gouvernement entre la droite et le Rassemblement national, d’extrême-droite.
Ouvrir les jardins au peuple, c’était l’une de ses grandes idées. Parfois il descend saluer les badauds, contraint par leur présence et un reste de préséance. Ils viennent jusque chez lui et il resterait cloîtré à l’intérieur comme s’il était assiégé ? Leur voyeurisme et leurs insultes, il peut les supporter. Mais leur saleté, leur égoïsme… Quand il les observe depuis le bureau de son conseiller spécial, Claude Danjun, il a l’impression d’être à la fenêtre du château de Moulinsart et de voir débarquer Séraphin Lampion et les romanichels. « Les français ne se respectent pas », lui assure souvent Danjun. Il n’arrive pas à lui donner tort.
Je n’avais pas été très intéressé a priori par « Les initiés », n’ayant guère ressenti alors de besoin de vulgarisation sur les rouages de Bercy, fréquentés à l’envi dans une autre vie, ni sur la connivence technocratique qui caractérise entre autres notre beau pays, et ayant souvent été déçu, dans le passé, par les thrillers financiers français, qui n’arrivent le plus souvent pas à maîtriser les différentes facettes de leur sujet comme le font les meilleurs de leurs homologues anglo-saxons. Poétiquement et politiquement, les conséquences de la crise des subprimes de 2007-2008 ont déjà leur monument littéraire, et ce sont « Les effondrés » de Mathieu Larnaudie. J’étais en revanche curieux de découvrir ce que Thomas Bronnec proposait sur le thème fictionnel des circonstances techniques de l’accession au pouvoir (sous différentes formes, même « partielles ») de l’extrême-droite française, après les belles réussites du « Préparer l’enfer » de Thierry Di Rollo et du « Bloc » de Jérôme Leroy, sans oublier le feu précurseur du « La manière douce » de Frédéric H. Fajardie.
En sirotant son café, François Belmont fait défiler les informations sur son smartphone et jette un coup d’œil aux unes des journaux du matin. C’est celle de Libération qu’il préfère : Soyez à la hauteur. Avec une photo du président et d’Hélène Cassard. L’union nationale… La gauche bobo à côté de la plaque, une fois de plus. Elle n’a pas le monopole de la stupidité. Une partie de la droite continue d’être adepte du cordon sanitaire avec le Rassemblement.
Il reste étonné par le nombre d’hommes et de femmes qui se raccrochent, sans trop savoir pourquoi, à ce monde qui s’écroule sous leurs yeux et qui semblent prêts à accepter d’être ensevelis du moment qu’ils ont l’imprimatur du « bien-penser ». Quel aveuglement, quelle arrogance de leur part de croire, alors que tout s’effondre, qu’ils ont encore raison ! François Belmont a toujours été persuadé de cela : personne n’a raison contre l’Histoire, et ceux qui sont descendus du train en marche en pensant qu’ils étaient arrivés à destination méritent pleinement leur sort. Ils sont si nombreux à avoir raté leur rendez-vous avec le destin.
Construisant soigneusement sa brève fiction (220 pages) comme le soubassement d’une projection politique analytique qui ne verse ni dans l’essai ni dans le roman à clés (les personnages s’inspirent bien entendu de personnalités réelles du monde des affaires et du pouvoir, mais sans calque ou servilité), Thomas Bronnec échappe au piège du simple « voyeurisme des puissants » qui hantait tant de romans rapides des années 1990, souvent écrits sous pseudonymes pour faire encore plus « vrai » (ainsi en était-il de « Meurtre à l’Élysée » ou « Meurtre à TF1 » de Jean Duchateau, ou encore « Meurtre à Matignon » de Édouard Devarenne), au détriment de leur intérêt réel.
Si l’intrigue en soi du thriller ou l’épaisseur intime des personnages demeurent relativement secondaires ici, Thomas Bronnec a réussi néanmoins un pari captivant : celui de rendre, dans l’évidence des monologues intérieurs et des dialogues de quelques hérauts choisis de la droite « classique », du social-libéralisme et des « milieux d’affaires », dans l’art manipulatoire d’un vichyste passé maître dans l’art à long terme de la convergence « des droites », dans les replis du langage et des faux concepts maniés avec virtuosité et habitude devenue peu à peu inconsciente, par les uns ou les autres, quasiment tangible le grand glissement de terrain qui a su si bien produire, en trente ans, du TINA économique impérial et arrogant sous couvert de compétence et de maîtrise, et de l’ordo-libéralisme méprisant ou revanchard sous couvert de réalisme. Cette discrète mise en abîme de ce que produit, au fond, le langage politique contemporain des « élites » adoubées est particulièrement saisissante, et il faut rendre justice au journaliste de formation qu’est Thomas Bronnec d’avoir su capter avec une belle acuité cette métamorphose qui fut longtemps subrepticement à l’œuvre avant de s’imposer avec éclat ces dernières années, et d’infester tout particulièrement la vaste majorité de ses consœurs et confrères de la presse écrite ou télévisuelle.
Antoine Fertel a toujours été sûr qu’au contact de la droite les élucubrations qui servaient de programme économique au Rassemblement national se dissoudraient comme dans de l’acide. Mais il n’en est plus si sûr. Depuis quinze ans, les idées du Rassemblement en matière de sécurité, de justice, de lutte contre l’immigration contaminent la droite – et même une partie de la gauche. L’attachement de la France à l’euro et au libéralisme a toujours été sanctuarisé, mais il y a des failles dans le sarcophage. L’Union européenne avait servi de punching-ball et on avait entendu çà et là quelques personnalités, de droite comme de gauche d’ailleurs, réclamer une forme de protectionnisme. Certes, personne, à part le Rassemblement national, n’avait proposé que le pays abandonne la monnaie unique et acte son départ de l’Europe telle qu’elle s’était construite depuis l’après-guerre. Mais le vote de la Grande-Bretagne en faveur du « Leave », l’année précédente, avait montré que l’Union était aussi fragile qu’un château de cartes.
Thomas Bronnec - En Pays conquis - Série Noire /Gallimard
Charybde2 le 16/03/17
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