La vie est un carnaval… ah ouais ?
Trinité-et-Tobago en incroyable carnaval poétique et socio-politique.
Mon nom est Kangkala, artisan de la confusion, greffier de ragots, démolisseur de réputations, révélateur de secrets. Je suis, sous la même peau, vilain et héros, victime et victorieux.
Je suis un kaisonien, un vrai de vrai.
Je réduis les puissants par le ridicule. Je leur révèle leurs absurdités par la parodie. Je réduis leurs significations à néant et donne du sens au sens. Je danse le bongo sur les tombes des potentats. Je suis Dame Lorraine, caricaturant le grotesque des méchants, la difformité des imbéciles, la cochonnerie de la gloutonnerie. Je leur montre, aux oppresseurs, qu’ils sont eux-mêmes biscornus : gros toto, gros titi, gros bondage. Oui, je donne à voir l’homme à la grosse paire de couilles, un sac de roches dedans mon slip, je suis l’homme-aux-grands-pieds, l’homme-aux-pieds-douloureux, la femme à gros-cul, gros-seins, gros-ventre. C’est moi le distributeur de souffrances.
Mais je suis né une seconde fois par la grâce d’un lapsus, une nuit, sous le chapiteau du kaiso, comme je me prépare à chanter ma chanson, pour le plus grand profit des étrangers du public, le maître de cérémonie va me présenter, il va faire son annonce avec un accent américain, il dit : « Mesdames et messieurs, voici la chanson que vous attendez, et voici votre chanteur, King Kala ».
Et voilà que dans l’intervalle, ou devrais-je dire, l’intervalable de la mauvaise prononciation langue-fourchée de Kangkala par ce bonhomme de Trinité qui voulait sonner ricain, je renaissais à de nouvelles perspectives. C’était au mitan de cette période de soulèvements que nous appelions Black Power. Je ne me souviens plus vraiment quelle chanson j’allais chanter, à quel gros bonnet j’allais régler son compte, le business de qui j’allais dénoncer mais, cette nuit, inspiré par l’erreur du MC sur mon nom, un rôle d’une tout autre ampleur me tomba dessus. Finies les railleries. Terminés les sous-entendus. Je tombe la veste et je retrousse mes manches. J’allais devenir greffier de l’histoire des gens, chanteur de leurs louanges, restaurateur de leur foi, gardien de leurs vexations, embaumeur de leur colère. Je devins le poète de la révolution.
Publié en 2011, « C’est juste un film » n’est que le sixième roman d’Earl Lovelace, généralement considéré comme le plus grand écrivain vivant de Trinité-et-Tobago, et comme l’un des plus grands écrivains caribéens contemporains, tout à fait comparable, pour de nombreux critiques, au prix Nobel saint-lucien Derek Walcott ou au martiniquais Patrick Chamoiseau. Garde forestier dans le nord de l’île de Trinité, devenu ingénieur agronome après des études aux États-Unis tout en devenant écrivain, puis journaliste, Earl Lovelace nous offre une formidable fresque baroque, oscillant à chaque chapitre entre le réalisme le plus cru et sensible et la folie épique et allégorique, orchestrant les personnages en une ronde digne d’un Arthur Schnitzler contaminé par la calypso et le carnaval, chacun venant tour à tour sur le devant de la scène donner son meilleur avant de reprendre plus ou moins sagement sa place à l’arrière-plan.
Tout au long de ce jour-là, Sonnyboy écouta la radio donner tous les détails de la capture des chefs, la reddition des chefs, la fuite des chefs, et il passa une nuit sans sommeil sur le lit de camp en toile du salon de Daniel, à se tourmenter de ce que, selon toute vraisemblance, après des mois d’exubérance, la rébellion du Black Power s’achevait en gémissant. Mais quand, au matin, il lut dans les journaux la poésie captivante de la reddition de ses chefs, leurs poings serrés et levés en l’air, leurs corps hérissés par l’autorité de leur indignation, les policiers mêmes qui les avaient arrêtés les considérant avec sidération, il devint clair pour Sonnyboy que les Frères, ainsi qu’il appelait dorénavant ces hommes, loin de s’être laissés abattre, avaient, comme les danseurs à frou-frous des bals masqués de Guyane, quitté d’un bond leur position d’humilité pour gagner une plus invincible hauteur. Voulant prendre place à leurs côtés, Sonny ôta sa casquette be-bop, la fourra dans sa poche, rendit au halo de ses cheveux sa plénitude antérieure, prit congé de son camarade à Hololo et retourna en hâte à Rouff Street pour y attendre que la police vienne l’arrêter.
Pour arpenter les allées bizarres des cinquante dernières années de ce pays méconnu, île double située à quelques dizaines de kilomètres du Venezuela, qui fut colonie espagnole, néerlandaise, courlandaise, française et anglaise jusqu’à son indépendance en 1962, à la population mosaïque (qui compte 38 % d’Indo-Américains et 36 % d’Afro-Américains, mais aussi 9 % de Sino-Américains et 8 % d’Arabo-Américains), à la politique depuis lors enracinée dans le bipartisme largement ethnicisé (entre le parti généralement dominant des populations d’ascendance africaine et le parti généralement d’opposition des populations d’ascendance indienne et pakistanaise), à la richesse par habitant située très au-dessus de celle du reste de la région, grâce à la manne pétrolière et gazière, et par ailleurs dépositaire de l’invention de la calypso et du plus grand carnaval des Caraïbes (le deuxième au monde après celui de Rio), Earl Lovelace a mobilisé ici des conteurs d’exception, qu’ils se présentent comme narrateurs ou qu’ils soient simples sujets de focalisation du récit : chanteurs de calypso, petits délinquants, révolutionnaires du Black Power, joueurs de cricket, footballeurs en herbe, maîtres de carnaval, artistes de steeldrum, agents électoraux, ministres, gosses des rues, gardes forestiers, architectes, prêtres, hommes d’affaires, ivrognes patentés, policiers se refusant pour diverses raisons à pratiquer la moindre arrestation, chanteuses ressuscitées, amours de jeunesse et de vieillesse : une palette extraordinaire de masques divers, forte en gueule et en émotions, rejoue pour nous, en léger différé, une exceptionnelle farce poétique et socio-politique, aux dimensions d’un univers entier, en moins de 400 pages.
Ce soir-là, après avoir quitté la scène, je me retrouve accoudé au bar, je sirote une bière et je regarde les gens sur leurs chaises, essayant très fort de s’amuser, et les ambianceurs sur la scène qui chantent refrain après refrain, s’efforçant de les amuser à leur tour. Je sens une présence à côté de moi ; quand je me retourne je vois que c’est Jazzy. Une Malta dans la main. Il boit pas d’alcool fort – à cause de sa tension. Je veux même pas le regarder, je suis trop vex’.
« Les gens ont pas ta conscience, King », il dit de sa voix douce et implorante de bébé, du coup je sais pas au juste s’il est en train de sympathiser avec moi ou de me baiser la gueule.
Il dit encore, se parlant à lui-même plus qu’à moi : « La musique change.
– Oui, Jazzy, je lui dis. La musique change. La musique change. »
Je devais lever le camp. Jazzy avait raison. Le Black Power, c’était fini ; gueuler Power n’avait rien fichu par terre. La voix loqueteuse des gens, c’était en fait la voix de Dieu. La révolution était finie. Ce monde que certains d’entre nous avions entrepris de changer pour y réclamer notre place était, en gros, toujours le même. L’espace d’un instant, nous autres du Black Power avions écarté le rideau de silence qui camouflait les plus gros problèmes du pays – la dignité des Noirs, l’égalité des chances, l’égalité tout court, ce qu’il restait à faire, comment continuer.
La traduction française par Alexis Bernaut et Thomas Chaumont vient d’être publiée, en ce début 2017, au Temps des Cerises : il faut absolument lire ce monument d’intelligence et d’émotion, capable de convoquer et d’intégrer subtilement, dans la sublime cacophonie de ce creuset carnavalesque, se jouant des éventuelles barrières linguistiques et culturelles au sein des petites et des grandes Antilles, aussi bien les racines revendicatives paysannes de l’Haïtien Jacques Roumain (« Gouverneurs de la rosée », 1944) que les dérives musicales et urbaines du Cubain Guillermo Cabrera Infante (« Trois tristes tigres », 1966), les fresques linguistiques et sociales du Martiniquais Patrick Chamoiseau (« Texaco », 1992) que les mythologies errantes du Saint-Lucien Derek Walcott (« Une autre vie », 1973), ou encore les parcours oniriques d’aventures forestières de Wilson Harris (« Le palais du Paon », 1960) et la cathédrale narrative du Cubain José Lezama Lima (« Paradiso », 1966).
Earl Lovelace - C'est juste un film - éditions Le Temps des Cerises
Charybde2 le 15/03/17
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