Roman hyperrectangle, mon ami
Une fort singulière et réjouissante préparation du roman – ou plutôt du cuboïde hyperrectangle qui l’englobe.
La veille au soir, je m’étais donné rendez-vous très tôt le lendemain matin pour écrire un très grand livre ou quelque chose comme ça. La nuit passerait ainsi grosse de ce rendez-vous pris entre ce qu’il fallait bien appeler tout de suite une âme du plus vif métal et elle-même, grosse de la veille d’une fatalité ou d’une providence qui feraient de moi le fournisseur d’un très grand livre ou de quelque chose comme ça, même si cette veille de fatalité devait être animée d’un certain nombre d’anodins ronflements. « Allez dans les profondeurs, l’ironie n’y descend pas » avait écrit Rainer Maria Rilke, un fournisseur de très grands livres que j’avais tous entièrement écrits moi-même, comme tous les très grands livres que j’avais lus jusqu’à présent – disons entre 1 et 29 pour faire bonne mesure en tant qu’âme métallique, pleine, grosse. J’arriverais de même à partir du lendemain matin très tôt à quelque chose de semblable à L’étranger de Camus, à Malone meurt de Camus, à Corrections de Camus, à La conjuration des imbéciles de Camus, à L’insoutenable légèreté de l’être de Camus, c’était tout un.
Il y a donc ce futur écrivain, tout imprégné d’Albert Camus, à la seule aune duquel le monde prend paradoxalement son sens, à la veille de se lancer dans l’écriture d’un livre – ou, plus exactement, d’un cuboïde hyperrectangle, à savoir le parallélépipède physique de l’objet auquel s’ajoutent les x dimensions du récit ; il y a Éléonore Dupin, la petite sœur et colocataire, un peu pingre semble-t-il, infirmière psychiatrique de nuit et par ailleurs « ex » de l’ami Raúl ; il y a Miranda Sonor, l’amie de corps et de cœur, habitant trois étages plus haut, muse sculpturale, charnelle et virtuelle, de l’effort d’écriture à entreprendre, et organisatrice de soirées cathartiques échevelées qui ne dépareraient pas dans le clip de « Protège-moi » tourné par Gaspar Noé pour Placebo avant d’être censuré ; il y a l’ami Raúl, déjà nommé, au rôle éminemment stratégique de contrôle de la terrasse de café parisienne, réceptacle et révélateur des idiosyncrasies du narrateur qu’il s’agira de mobiliser le moment venu, enchâssant les registres de langage et les significations comme une version condensée et solidifiée des « United Problems of Coût de la Main d’Œuvre » de Jean-Charles Massera ; il y a même le fâcheux JPK, repoussoir dont l’imaginaire s’empare aisément pour le constituer en Tullius Détritus de l’épisode « La zizanie » de la saga d’Astérix. C’est de cette galerie de personnages fuyants et incertains, même dans leur matérialité la plus assumée, que devra surgir (ou qu’aurait dû surgir, on le verra) le cuboïde convoité, projeté ou subodoré – avec l’aide d’une vision de la consommation contemporaine qui ne demande qu’à s’incarner en une fort curieuse collection de débardeurs.
Comme par exemple H&M®. H&M®, vous comprenez, ça n’était pas seulement un énoncé qui nous écrivait dessus en lettres rouges tous les 350 mètres de tous les centres-villes de Francespagne. Il y avait là en arrière-plan quelque chose de beaucoup plus délié en volume et en quantité que ça pouvait en avoir l’air, exactement comme dans les magazines ou à la publicité de la télévision ou d’internet qui nous écrit. Car tout était écrit, dans H&M®, quand on entrait : le sourire des vendeuses et celui des autres vendeuses aussi, la lumière comme ci ou la lumière comme ça, les portants des machins et des autres machins dans tel sens et à tel endroit dans mon magasin, les chemises en coton qui étaient de la littérature au premier chef comme on l’a dit mais encore la question des prix, celle des prix et de leurs étiquettes et des escalators tout gribouillés partout dans mon magasin, et puis enfin bien sûr aussi les slogans à qui mieux mieux – « définitif body », « minceur diaphane », « petits hauts Napoléon III », « city bank », tout. Et l’on entrait là-dedans comme ça jute pour regarder ou pour acheter / ce qui revenait à peu près au même à l’occasion, on entrait là-dedans sans avoir été averti que tout y était écrit en arrière aussi bien qu’en avant-plan – par des gens, par les enfants de quelqu’un – et qu’on allait soi-même s’y faire écrire dessus ou dedans.
Singulière « Préparation du roman », aux antipodes de celle de Roland Barthes, avec laquelle elle partage pourtant une semblable visée sémiologique de reconquête des signes enfuis, que cet « Hyperrectangle » d’Aden Ellias, publié en janvier 2017 dans la collection Inventions des éditions MF : car l’effort à entreprendre est aussi celui d’une remémoration d’ « il y a trois ans », dans laquelle s’intercalent sauvagement, au fil d’une pourtant fort simple pérégrination, d’un appartement à un magasin et à une terrasse de café, puis retour, en un micro-itinéraire très perecquien, des bribes arrachées au passé, enfance et adolescence, au fantasme pur, à l’art et à la littérature convoqués pour constituer le corpus indispensable à l’entreprise, à la fois faustienne et proustienne, qui fut – semble-t-il, si l’on en croit ces bribes revenues à la surface – jadis tentée (ou imaginée être tentée), dans les interstices laissés alors par la rédaction de modes d’emploi et autres notices technico-publicitaires pour appareils ménagers.
Éléonore Dupin et moi avions eu les deux mêmes parents d’origine, mais les siens en plus coton si j’ose dire, et voilà ce qui faisait qu’elle me squattait encore mon appartement à son âge, si vous vouliez mon avis. Ce sont des choses qu’il est toujours un peu difficile d’avouer à la place de l’autre, surtout quand c’est une fille et vous beaucoup moins, et aussi dans la situation de supériorité qui est la vôtre en nombre d’années un peu vécues par rapport à Éléonore, car alors il y a risque de mots croisés sur la plage, voire d’internet ou de télévision qui vous écrit dessus ou dedans pour vous expliquer la noyade de celles ou ceux qui ne l’avaient ni mérité, ni volé. Il y a ainsi parfois des événements horribles de la petite enfance qui conduisent à tout le reste, qui vous fomentent les gens ou vous les distribuent comme cartes à jouer, tapis ou je passe, les sociologues et les apiculteurs vous expliqueront mieux que Tintin que tout dépend de la qualité des fleurs de cette saison-là, pour faire une belle abeille.
Utilisant soigneusement les nombreux titres et intertitres, au fil de ces 100 pages, comme autant de petits cailloux indiciels semés sur le chemin qui s’efface, Aden Ellias nous invite à un étonnant périple, en détournant les mots et les significations, en disséquant avec amour les expressions toutes faites qui s’infiltrent dans la langue et dans la pensée, en quête des conditions de possibilité d’une littérature, résolument intempestive et déterminée à ne pas se laisser faire, malgré les obstacles innombrables dressés sur son erre. En accédant ainsi à un stade supérieur du lector in fabula, plus que jamais, « écrire ou être écrit, là est la question ».
Qu’est-ce que c’était que cette idée de très grand machin d’il y a trois ans, de toutes façons ? – vu qu’une idée pareille ne me viendrait probablement plus à l’esprit à présent (si on peut appeler cela un présent), tout empli comme je le suis désormais et par avance de la légendaire sagesse si subtilement distanciée des trentenaires de Francespagne dans une société de service avec transparence globale.
Aden Ellias - Hyperrectangle - éditions MF, collection Inventions
Coup de cœur de Charybde2
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