Edyr Augusto : la misère équatoriale aux confins de Pssica

Aux confins de Brésil et de la Guyane, l’extrême violence des échanges en milieu équatorial corrompu par l’avidité et la misère.

Ç’aurait dû être une journée de cours normale. Mais, en arrivant au collège, Janalice a compris que quelque chose clochait. Bien sûr, quand elle traverse la cour, ce n’est jamais sans provoquer un certain frisson, à cause de la taille de sa jupe. Mais là, c’était plus que cela. Dans la salle de classe, des chuchotements et des rires. Qu’est-ce qui se passe, s’irrite la professeure, et quelqu’un se lève. Lui passe un téléphone portable. La professeure porte la main à sa bouche. Sort. Fais voir le portable ? Janalice regarde la vidéo : elle en train de faire un longue fellation à son petit copain, Fenque, qui filme en faisant des gros plans sur ses organes sexuels. La professeure revient. La directrice l’accompagne. Elle demande à Janalice de partir. De rentrer chez elle. De revenir avec ses parents. Et en retraversant la cour, cette fois-ci, l’adolescente entend clairement la débauche de moqueries.

Une moche erreur d’adolescente, une autre erreur, celle d’appréciation de ses parents, la confiant – pour la punir et la mettre à l’abri simultanément après cette mésaventure sexuelle et sociale – à des membres de leur famille, assez peu recommandables en réalité et vivant, eux, dans le centre ville en pleine déliquescence de la grande ville, et c’est une plongée en eau profonde de l’horreur quotidienne et orchestrée qui démarre ici, en quelques pages.

« Belém » (1998) nous montrait la grande cité brésilienne de l’état du Pará en pleine insertion dans la grande criminalité brutale et mondialisée. « Moscow » (2001) nous guidait atrocement dans le flux de conscience d’une petite frappe psychopathe basculant directement de la misère à l’atrocité criminelle. « Nid de vipères » (2004) nous plongeait dans la corruption qui gangrène nombre d’institutions locales, régionales ou fédérales de la société brésilienne. « Pssica » (2015), le quatrième texte d’Edyr Augusto traduit en français chez Asphalte par Dinhiz Galhos, qui paraît chez nous le 9 février 2017, nous en fournit en quelque sorte une extraordinaire synthèse, dans laquelle les trames se mêlent et se rejoignent, comme augmentées par une langue beaucoup plus travaillée au corps que précédemment.

Manoel Tourinhos est angolais. Blanc. Il a été militaire. S’est distingué comme tireur d’élite. La révolution a éclaté. Ses parents ont été assassinés. Il s’est enfui au Portugal. Et de là, il est parti pour le Brésil. Belém. A trouvé du travail dans un supermarché. Avec comme objectif de devenir gérant. C’était l’anniversaire de la mère d’un collègue. Il était invité. À Curralinho, sur l’île de Marajó. Des bateaux font la liaison. Ça va te plaire. La fête battait son plein. Il a dansé avec toutes les filles. Ana Maura lui a beaucoup plu, superbe, seize ans, dix de moins que lui. Fais bien attention. C’est ma sœur. Ma sœur unique. Avec la sœur d’un collègue, quoi ! Retour à Belém. Un jour férié. On repart pour Curralinho ? Allez. Elle le bombarde de questions. L’appelle Portuga. Le Portos. Je ne suis pas portugais, merde, je suis angolais. Oh, le grossier personnage ! Pardon. Ana Maura. Des heures à discuter au bord du fleuve. C’est déjà l’heure de rentrer ? Reviens vite.promis. Sur le bateau, il a dit à son ami qu’il voulait épouser sa soeur. D’accord. Si elle est d’accord, elle aussi. Et si elle ne veut pas ? Elle voudra, bien sûr qu’elle voudra ! Tu es très confiant. Ana Maura a accepté. Ils ne se sont plus lâchés. Ont arrêté une date de mariage. L’évêque de Breves est venu. Juan Lacuona, un Chilien. Manoel a pris une semaine de congés. Rien que du bonheur. Il lui a parlé de l’avenir. Qu’il deviendrait gérant. La maison louée. Le mobilier à acheter. Les enfants qu’ils auraient. À l’heure de quitter Marajó, des pleurs à n’en plus finir. Est-ce que sa cousine pouvait venir vivre avec eux ? Histoire qu’Ana Maura ne se sente pas seule dans une ville si grande. Ils ont emménagé. Ana Maura, un peu plus triste chaque jour. Sa mère qui lui manquait. Je peux lui rendre visite, ce week-end ? Allons-y ensemble. Au moment de repartir pour Belém, une nouvelle tornade de pleurs. Manoel s’est décidé. Reste à Marajó. Le temps de m’occuper de tout et je viens te rejoindre, on habitera ici. Plutôt ça que de voir ma femme triste à ce point. Il avait déjà compris qu’il manquait un grand magasin dans le coin, proposant de bons produits. Il a posé sa démission. Est parti sans rien demander au patron. Il a abandonné la maison. S’est débarrassé des meubles. Un mois plus tard, il est arrivé à Curralinho pour s’y installer. Son beau-père l’a aidé. Il a acheté un terrain au bord du fleuve. A construit une maison. Au rez-de-chaussée, le magasin et le stock. À l’étage, l’appartement. Manoel, c’est quoi ça ? Des armes. Et pourquoi est-ce que tu as ça ? Je les ai ramenées d’Angola. Ça date de mon passage dans l’armée. Et tu comptes faire quoi avec, tirer sur les gens dehors ? Pour l’amour du ciel, débarrasse-toi de ça. Je vais les mettre en lieu sûr, mon amour. Ne t’inquiète pas. Le temps a passé. Le couple charmait tout le monde. Toute l’île venait faire ses emplettes au magasin. Des ardoises au mur. Vous paierez plus tard. Le magasin, tout le monde l’appelait Chez le Portuga. La première grossesse qui se fait attendre. Patience. Ils ont vécu l’un pour l’autre. Vingt ans de bonheur. On a commencé à parler de la menace des ratos d’água, ces pirates de l’estuaire de l’Amazone. Leurs victimes s’épanchaient au comptoir du magasin. Et vous savez quoi ? Il a repris les armes. Fusil et revolver. Ça n’a pas plu à Ana Maura. C’est juste au cas où. Il les a nettoyées et huilées précautionneusement. Dieu fasse qu’il ne nous arrive rien, mais tu sais bien, dans le coin, il n’y a pas de loi.

® Christophe Gin (« Colonie », 2016)

De l’autre côté du rio Tocantins, face à Belém, c’est l’île de Marajó, au milieu du delta de l’Amazone, ses 40 000 km2 et ses 250 000 habitants, ses immenses élevages de buffles et sa farouche indépendance vis-à-vis de l’État brésilien dont elle dépend. Terre aux allures de paradis à bien des égards, mais aussi terre de tous les trafics et pirateries, stratégiquement placée au carrefour du trafic fluvial du delta et du cabotage atlantique, à « seulement » 400 km de la frontière de Guyane (dont elle est séparée par le petit état fédéré de l’Amapá – où, notons-le, la langue étrangère obligatoire dans l’enseignement est le français), de ses garimpeiros sauvages et de ses gains en euros, de son concentré de pouvoir d’achat qui, malgré la misère environnante, en fait un eldorado à l’échelle locale. C’est tout cet univers frontalier où le non-droit est de facto la règle, où la corruption peut se déployer à une échelle effrayante même pour le Brésil que montrent par ailleurs Paulo Lins ou Edyr Augusto lui-même, où la violence, instinctive ou calculée, règne, que « Pssica » met aussi en scène sans aucune atténuation. Le spectacle est rude, sans concessions, mais ne verse à aucun moment dans le voyeurisme, comme le souligne avec raison l’excellente recension d’Encore du Noir, ici.

En peu de temps, Preá a pris la tête de la bande de son père, Tabaco. Il s’est appuyé sur les membres les plus jeunes. Ceux à qui ça ne plaisait pas n’avaient qu’à partir, ou crever. Ceux qui sont restés sont les plus affamés. Jogador est toujours en première ligne. Raison pour laquelle il touche un plus gros pourcentage. Preá reste derrière, pour s’occuper du business. Il se renseigne sur les cargos du fleuve, décide des bateaux à attaquer. Les chefs d’entreprise touchent le fric des assurances, rachètent moins cher à Preá, et tout le monde est content.

D’une écriture hallucinée et haletée qui transcrit à la fois l’incessant brouhaha extérieur et les confusions intérieures de l’ensemble des actrices et acteurs entraînés dans le tourbillon de ces choix aléatoires et de ces malédictions (« pssicas »), confrontés pour la plupart à l’échec, à la violence et à la mort, Edyr Augusto nous offre sans doute son roman le plus abouti à ce jour, atteignant comme jamais jusqu’alors le dosage quasiment idéal – et diablement percutant – de ses différents ingrédients explosifs.

Ils se connaissent tous, mais ne s’associent que si une affaire les intéresse.
La bande qui règne sur Marajó. Élus, maires, intermédiaires, pirates, propriétaires de fazenda. La fine fleur du crime au complet. Ici et là, avec leurs gardes du corps, leurs maîtresses, certains avec leur famille, attablés, prenant tous du bon temps. Preá et Jogador déambulent dans la propriété de Barrão. On passe de la tecnomelody, Preá aurait préféré du flashback, le genre favori de son père, qu’il lui a fait écouter dès le berceau. Quelqu’un attire l’attention de l’assistance. Plusieurs hommes se dirigent vers la maison. Jogador reste dans le jardin. Uniquement réservé aux chefs. Une grande table. De la cocaïne à disposition sur des plateaux.

Edyr Augusto

On pourra accompagner avec bonheur la lecture de « Pssica » de celle du remarquable travail photographique effectué par Christophe Gin aux confins de la Guyane et du Brésil, précisément, dans son magnifique « Colonie » (2016).

Edyr Augusto - Pssica - éditions Asphalte
Coup de cœur de Charybde2