Recouvrer son humanité après la shoah, avec Edward Lewis Wallant et son prêteur sur gages
Sol Nazerman juif polonais, quarante-cinq ans mais en paraissant dix de plus, tient une petit boutique de prêt sur gages, avec son commis Jesus Ortiz. Peu loquace, pas très aimable, le prêteur sur gages s'accommode bon gré mal gré, du bal journalier incessant des clients venant obtenir un prêt de quelques dollars contre leurs babioles ou objets, mis en dépôt. Mais ça cache quelque chose, le retour d'un survivant de la shoah qui tente de se retrouver comme humain.
Car ses yeux avaient la couleur gris-clair de la neige fondue, un mélange de pluie et de neige avant que la neige ne se salisse, une texture translucide, conductrice de lumière, plutôt qu'une couleur.
Entre la famille de sa sœur qui tente de se fondre dans le modèle de la famille américaine blanche, et Tessie, une amie-amante juive également, qui veille son père survivant des camps, sa vie s'apparente à une longue déambulation sans passion réelle et sans illusions. Il traîne son existence vaine, entrecoupée de réminiscences et de cauchemars. Mais peu à peu, cet équilibre sans réel intérêt change imperceptiblement, une voisine récemment installée, le sollicite pour l'intégrer dans des actions d'aide de la Maison des jeunes voisine, son commis fréquente trois types un peu louches et son associé un petit parrain de la pègre se fait plus exigeant.
Le lecteur est immergé dans les pensées de ce survivant de la Shoah, muré dans ses souvenirs, la douleur gravée sur son avant-bras, avec ces chiffres tatoués ; il s'abstrait du monde, de sa famille, de son commis, de ses clients qu'il ne considère que comme des malheureux, presque des gêneurs, s'enfermant un peu plus dans l'archétype de l'usurier juif, histoire de s'isoler un peu plus et passer aux yeux des autres comme un être dénué de sentiment et pourtant..... il va finir par réussir à affronter ses démons et les meurtrissures qu'il pensait insurmontables.
Le prêteur sur gages est le magnifique récit de la renaissance d'un survivant de la Shoah, un roman de ré-apprentissage où le héros, à force d'être confronté aux autres souvent malgré lui, va finalement s'ouvrir et reprendre goût au monde qui l'entoure.
C'est une des premières explorations littéraires traitant des conséquences de la shoah sur un juif américain qui a survécu à l'anéantissement voulu par les nazis. Edward Lewis Wallant fait un parallèle entre la situation des Juifs et celle des noirs américains victimes de l'esclavage et de la ségrégation. Ce parallèle a provoqué une vive controverse au moment de la sortie du roman, qui obtient cependant un grand succès public et critique. Ses romans sont réputés pour leur style fluide et élégant. Edward Lewis Wallant est souvent comparé à Saul Bellow et à Philip Roth, deux autres grands écrivains juifs américains. Lui-même revendique Dostoïevsky comme maître. Wallant dresse un inventaire accablant des faiblesses et de la dépravation humaines; mais de ce constat surgit une volonté de vie d'autant plus importante qu'elle sort du désastre comme un phénix renaît de ses cendres. Une leçon de lutte en deux parties, contre les monstres nazis et contre New York au sortir de la guerre. Très fort !
Maxime Duchamps
Prêteur sur gages de E.L. Wallant, Points Seuil