Viet Thanh Nguyen : le Sud-Vietnam de 1975 avec ses taupes et ses espions au bord de la chute
Par les yeux d’une taupe communiste au sein de la police secrète sud-vietnamienne, à la fin de la guerre, une chasse déterminée, hilarante et tragique, au sens culturel du cliché de l’Ouest envers l’Asie.
Professeur américain de littérature et d’anthropologie (à l’Université de Californie du Sud), d’origine vietnamienne (il est arrivé à quatre ans aux États-Unis, juste après la prise de Saïgon par le Viet-Cong et l’armée nord-vietnamienne), Viet Thanh Nguyen publie son premier roman à quarante-quatre ans, en 2015, chez l’éditeur indépendant Grove Press, et se voit couronner l’année suivante des prix littéraires les plus prestigieux, notamment du prix Edgar Allan Poe du premier roman et du prix Pulitzer pour la fiction. Rarement une reconnaissance instantanée de ce type ne m’aura semblé aussi justifiée : « Le sympathisant » est un ouvrage exceptionnel, tant par sa verve rusée que par son ambition, tant par son irrévérence que par sa subtilité.
Le dernier matin, je conduisis le général à son bureau de la Police nationale. Le mien se trouvait au bout du même couloir. Là, je convoquai les cinq officiers sélectionnés pour un rendez-vous en tête à tête, un par un. On part ce soir ? demanda le colonel, très nerveux, avec de grands yeux mouillés. Oui. Mes parents ? Les parents de ma femme ? demanda l’adjudant, un adepte glouton des restaurants chinois de Cholon. Non. Les frères, les sœurs, les nièces et les neveux ? Non. Les domestiques et les nounous ? Non. Les valises, les garde-robes, les collections de porcelaine ? Non. Le capitaine, qui boitait un peu à cause d’une maladie vénérienne, menaça de se suicider si je ne lui obtenais pas des places supplémentaires. Je lui tendis mon revolver ; il se déroba. Les jeunes lieutenants, au contraire, se montrèrent reconnaissants. Ayant accédé à leurs positions enviables grâce à leurs relations parentales, ils affichaient la nervosité spasmodique des pantins.
Le récit, organisé sous forme d’une confession dont la lectrice ou le lecteur apprendra beaucoup plus tard les tenants et les aboutissants, commence dans les semaines précédant la chute de Saïgon, en avril 1975 : dans une atmosphère de fin de règne et de monde immortalisée par les images d’hélicoptères quittant en catastrophe les toits de l’ambassade américaine, le narrateur, capitaine et aide de camp du général sud-vietnamien en charge de la police secrète, doit organiser au pied levé l’évacuation des proches et de quelques moins proches de son patron. Au fil du récit, avant même que la fuite désespérée ne prenne place, vers Guam d’abord, vers la Californie ensuite, le héros nous informe de l’essentiel : il est fils illégitime d’un curé français décédé et de sa bonne, paysanne vietnamienne inculte, fustigé depuis sa prime jeunesse par l’épithète de « bâtard », doué en classe et ayant, par un concours de circonstances, effectué des études supérieures aux Etats-Unis, avant de rejoindre l’ARVN, l’Armée de la République du Viêt Nam, en tant que spécialiste du renseignement. Surtout, et ironiquement sans doute -mais l’un des cœurs battants du roman se situe bien ici -, il est depuis son adolescence à la fois membre d’un pacte de frères de sang avec Bon, aujourd’hui soldat d’élite des troupes de choc, et avec Man, devenu membre bien placé des services de renseignement du Viet-Cong (Front National de Libération du Sud Viêt Nam, pour ses partisans), et sympathisant communiste, taupe magnifiquement placée au cœur de l’appareil défensif et répressif du Sud Viêt Nam.
Je suis un espion, une taupe, un agent secret, un homme au visage double. Sans surprise, peut-être, je suis aussi un homme à l’esprit double. Bien que certains m’aient traité ainsi, je n’ai rien d’un mutant incompris, sorti d’une bande dessinée ou d’un film d’horreur. Simplement, je suis capable de voir n’importe quel problème des deux côtés. Parfois je me flatte d’y reconnaître un talent ; modeste, certes, mais c’est peut-être le seul talent que je possède. D’autres fois, quand je constate à quel point je suis incapable de regarder le monde autrement, je me demande s’il faut parler de talent. Après tout, un talent est une chose que vous exploitez, et non une chose qui vous exploite. Le talent que vous ne pouvez pas ne pas exploiter, le talent qui vous possède, celui-là est dangereux, je dois bien le reconnaître. Mais, au mois où débute cette confession, ma façon de voir le monde passait encore pour un atout plutôt qu’un danger, comme il en va de certains dangers.
Une fois échappé, de justesse, lui dans le cadre de sa mission secrète d’infiltré, les autres, dont son patron, en un mélange de honte et de soulagement, au piège de la défaite, le narrateur devient l’observateur patient et régulier des tentatives des exilés pour se fondre, tant bien que mal, dans le creuset américain, en Californie, et pour former un mouvement et une troupe susceptibles de repartir prochainement à l’assaut du pays déchu désormais aux mains des communistes – avant que certaines circonstances l’entraînent même à servir de consultant « technique » sur le tournage d’un gigantesque film aux Philippines, consacré à la guerre du Viêt Nam par l’Auteur, un cinéaste hollywodien réputé vaguement subversif et mondialement célèbre.
Mes journées consistaient à m’assurer que les figurants savaient où étaient les costumes et quand se diriger vers leurs scènes, que leurs besoins alimentaires étaient satisfaits, qu’ils recevaient chaque semaine leur dollar journalier et que les rôles pour lesquels ils étaient requis étaient bien attribués. La plupart de ces rôles relevaient de la catégorie des civils (c’est-à-dire Peut-être Innocents mais Aussi Peut-être Vietcongs et Donc Peut-être Futurs Tués Parce Que Innocents ou Parce Que Vietcongs). Comme la majorité des figurants connaissaient déjà bien ce rôle, ils n’avaient pas besoin que je les motive pour avoir la psychologie juste de celui qui sera peut-être pulvérisé, démembré ou simplement abattu.
Au fil de ses 470 pages, dans la traduction française de Clément Baude publiée chez Belfond en septembre 2017, « Le sympathisant » n’est pas seulement un très impressionnant roman sur la guerre du Viêt Nam et sur la duplicité de l’infiltration, nous offrant la reconstitution d’un point de vue privilégié et fort rare sur les événements en question, adaptant en très grande finesse les circonvolutions chères au John Le Carré de la guerre froide (justement, l’impact de cette même « guerre froide » sur les pays du tiers monde s’y trouvant précipités volens nolensfait l’objet d’un beau développement dans le corps du texte), dans « Un pur espion »tout particulièrement, ou encore celles, se jouant au bord de greens cossus, dépeintes par le grand Bob Shacochis de « La femme qui avait perdu son âme ». On trouve aussi ici une superbe réflexion sur la révolte, sur la révolution, sur l’adhésion sociale et politique, et sur les échecs observés des quêtes historiques de justice sociale (le jeu de leitmotivs qui s’orchestre peu à peu, de chapitre en chapitre, autour des notions de liberté et d’indépendance, est un tour de force à lui seul), sur l’éducation et sur la rééducation, sur la culpabilité bien entendu (le narrateur parvenant à en étoffer brillamment les données les plus couramment admises) – un matériau puissant dans lequel on trouvera nombre d’échos des préoccupations politiques ou éthiques traversant par exemple l’œuvre de Hans Magnus Enzensberger, de « Politique et crime » à « Médiocrité et folie ».
Je peux comprendre votre situation, monsieur. À force de sourire, mes fossettes me faisaient mal, et j’avais hâte d’en arriver à la dernière et inévitable manche. Mais je devais encore disputer la deuxième, histoire de profiter de la même couverture morale bouffée aux mites que celle qu’il avait déjà remontée sur son menton. Vous êtes de toute évidence quelqu’un de respectable, un homme de goût et de valeurs. Tournant la tête à droite et à gauche, je montrai la maison proprette qu’il lui fallait payer.. Sur les murs en plâtre, il y avait, outre deux ou trois geckos, quelques objets décoratifs : une horloge, un calendrier, un manuscrit chinois et une photo colorisée de Ngo Dinh Diem à une époque plus fastueuse, quand il n’avait pas encore été assassiné pour s’être considéré comme un président et non une marionnette américaine. Aujourd’hui, les catholiques vietnamiens vénéraient le petit homme au costume blanc comme un saint, mort évidemment en martyr, les mains ligotées, le visage maculé de sang, un Rorschach de sa cervelle tapissant l’intérieur d’un véhicule blindé américain. Son humiliation, saisie par une photo qui avait fait le tour du monde, comportait un sous-texte aussi subtil qu’Al Capone : On ne déconne pas avec les États-Unis d’Amérique.
Enfin, et peut-être bien surtout, « Le sympathisant » est une lumineuse et hilarante mise en scène – même si c’est souvent par le biais d’un humour que l’on appellerait, ailleurs, « froid et sophistiqué », quoique s’y intègrent à l’occasion quelques éléments de farce pure – de la manière dont s’organisent et jouent entre elles les couches superposées de préjugés culturels entretenus par les Occidentaux (et tout particulièrement les Nord-Américains) envers les Asiatiques en général, et – du fait de la guerre du Viêt Nam, bien entendu – les Vietnamiens en particulier, préjugés qui s’agrègent magnifiquement les uns aux autres, que ce soit en mission néo-coloniale ou at home, lorsqu’il s’agit d’intégrer migrants et réfugiés, politiques ou économiques. Soutenu par une impressionnante documentation (fournie pour l’essentiel en annexe ou en remerciements), notamment quant au tournage emblématique d’Apocalypse Now, fourmillant de références discrètes qui n’alourdissent jamais le propos enlevé et l’écriture alerte, ce premier roman est un véritable coup de maître.
Au bord de la piste de danse était installé l’Auteur, en train de bavarder avec le Comédien, cependant que Violet flirtait avec l’Idole à la même table. Le Comédien incarnait le capitaine Will Shamus ; l’Idole campait le sergent Jay Bellamy. Alors que le premier avait commencé sa longue carrière off Broadway, le second était un chanteur qui avait connu une gloire soudaine grâce à un tube pop pour adolescents si mielleux que j’avais mal aux dents rien qu’à l’entendre. Le Sanctuaire était son tout premier rôle au cinéma. Il avait prouvé sa détermination en tondant sa coiffure évanescente, si prisée des jeunes filles, pour en faire une brosse de GI, puis en se soumettant à l’entraînement militaire qu’exigeait son rôle avec l’enthousiasme d’un pensionnaire sexuellement refoulé. Renversé dans son siège en rotin, portant un tee-shirt blanc et un pantalon de toile, exhibant ses chevilles parfaites parce qu’il portait ses chaussures bateau pieds nus, il était la fraîcheur même, malgré le climat tropical. Voilà pourquoi il était une Idole : la célébrité était son atmosphère naturelle. D’après la rumeur, il ne s’entendait pas bien avec le Comédien, acteur puissance mille, qui on seulement restait tout le temps dans son personnage, mais gardait son uniforme jour et nuit. Son treillis et ses rangers étaient les mêmes que ceux qu’il avait portés trois jours plus tôt, quand il était arrivé et devenu, peut-être, le premier acteur de l’Histoire à exiger une minitente au lieu d’une caravane climatisée. Puisque les soldats du front ne se douchaient et ne se rasaient pas, il avait décidé de les imiter, si bien qu’il commençait à sentir la ricotta un peu rance.
Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen, éditions Belfond
Charybde2, le 29/11/17
l'acheter ici