Soth Polin : romancier, cambodgien, nihiliste, halluciné, génital
«La gueule fendue jusqu’aux oreilles ! GÉNIAL ! Un bon coup de burin dans la tête ! GÉNIAL ! Croître, vieillir et mourir ! GÉNIAL ! Tout ça parce que ma femme est une pondeuse de concours ! Sniff ! Sniff ! Quel parfum atroce et divin ! Atrocement GÉNIAL ! Divinement GÉNITAL !» Soth Polin (Génial et génital)
À chaque nouvelle humiliation, à chaque nouveau coup porté à leur dignité, les personnages des quatre nouvelles de ce recueil en redemandent.
Communiquer, disent-ils, Ordonne-moi d’exister, La mutation des êtres, C’est comme tu veux, Na, le ton est donné : les narrateurs, doubles de l’auteur, sont des faibles, moins soumis à la tyrannie de leur « petite-sœur » qu’à la spirale de leur désir masochiste. Un enfer (bouddhique) des passions où la jubilation et le rire, un rire sauvage, omniprésent, un rire nietzschéen, sauvent l’auteur et son œuvre du cynisme et de la noirceur. A l'exact inverse de Cioran, une métaphysique criarde, jubilatoire et compulsive qui met le feu à chaque phrase pour dire l'état du récitant.
Extrait :
« Je voyais des myriades d’oiseaux peupler les airs de leurs battements d’aile en une explosion de couleurs et de cris déchirants… Enfin – et cette image est la plus pénétrante – je voyais au loin, par les gorges qui crevaient le flanc des montagnes, je voyais… L’EMPIRE KHMER… À l’apogée de sa GLOIRE et de sa PUISSANCE… Je voyais le temple d’Angkor dominer de toute sa splendeur la ville de Siem Reap, capitale royale […]
Il y avait d’autres images encore. Beaucoup d’autres. Il y en avait tellement d’autres qu’il m’est impossible de les décrire… C’était un déferlement continu, une fontaine de lumière : il pleuvait des diamants sous mon crâne ; on m’aspergeait des gemmes les plus éblouissantes.
Ces merveilles, j’aurais pu les ranger tout au fond de mon âme, en faire une sorte de trésor intime, de réserve personnelle, et m’endormir confortablement dessus.
Mais malgré leur valeur, elles ne m’apportaient rien qui vaille.
Aucune joie. Pas une once de bonheur.
Ces images, ces formes rayonnantes, étaient bien plutôt l’expression d’un conflit douloureux, d’une lutte âpre entre deux réalités contraires : d’un côté, l’impuissance, la médiocrité, la bassesse, les débris du visible ; de l’autre, comme une montagne, l’immensité et la grandeur, la puissance et la force de l’invisible.
Je n’entrerai pas dans les détails, mais disons qu’à l’époque, le visible, c’était moi. Moi, petit Phnompenhois, secrétaire insignifiant, perdu dans une entreprise minuscule, elle-même perdue parmi des centaines d’autres. Et l’invisible, c’était encore moi, c’était ce grand trésor logé au fond de moi, c’était cet idéal qui faisait naître en moi des visions fabuleuses.
La division était totale. Malheureusement. »
Soth Polin est l'un des trois ou quatre écrivains cambodgiens rescapés de la révolution des Khmers rouges. Paru en 1979 - et jamais réédité jusqu'alors -, l'Anarchiste (en partie autobiographique) ne saurait être dissocié de sa construction en deux parties. La première, vendue clandestinement en 1967, histoire d'une virée au bordel du narrateur avec un ami, fut à l'époque considérée comme une attaque contre le prince Sihanouk. Ecrite une dizaine d'années plus tard, alors que Polin, ayant fui Phnom Penh, est devenu chauffeur de taxi à Paris, la seconde partie se révèle un document édifiant sur le régime khmer et la géopolitique. Le tout dégage un délicat parfum de nihilisme. Il existe d’autres pépites, inédites en français, comme ce Génial et génital, publié dix ans plus tôt, où, avec une hargne et une lucidité extrêmes, l’auteur ruminait déjà ce désespoir proprement «polinien», désespoir à la fois personnel (je suis un minable), historique (la décadence, depuis Angkor) et métaphysique (il est humiliant d’être humain).
Né en 1943 au Cambodge, Soth Polin sort son premier roman en 1965 Une vie absurde (Tchiivit ‘Et Ney), fortement influencé par Nietzsche, Freud et Sartre, mais aussi par la philosophie bouddhiste. Ce sera un énorme succès. Suivront nombre romans et recueils de nouvelles, dont les grinçants et crépusculaires Tu es l’amour de ma vie (‘Oôn Tchie Mtchah Snaè, 1966), Un homme s’ennuie (Bo’râh ‘Apsok, 1967) et La mort dans l’âme (Morena’ Knong Duong Tchèt, 1973). Proche des milieux nationalistes, anti-Sihanouk et anticommuniste, il fonde à la fin des années 60 le quotidien Nokor Thom. Il soutient la politique de Lon Nol avant de prendre ses distances et de se réfugier en France en 1974. Il travaille à Paris comme chauffeur de taxi et publie L’Anarchiste (La Table ronde, 1980, réédité en poche en 2011), son seul roman écrit en français. Il quitte la France, presque dans la foulée, et part s’établir sur la côte ouest des États-Unis, où il vit toujours aujourd’hui. Dégoûté, une fois, mais dégoûtant : jamais !
Maxime Duchamps le 14/11/17
Génial et génital de Soth Polin (recueil de nouvelles traduit du khmer et présenté par Christophe Macquet), éditions le grand os / collection Poc !