La house moutarde au miel de Honey Dijon
Les opérateurs culturels du moment, grands pourvoyeurs de tuyaux prédigérés n'envisagent la dance music que comme une variante hédoniste de leur diffusion de merdasse préfabriquée, et les clubs, des lieux où l'on va s'éclater le week-end, pour mieux retourner au taf le lundi matin. Mais, dans la plupart des cas, ils oublient que c'est pour beaucoup un lieu de liberté et de réinvention de soi en dehors des carcans ailleurs autorisés, un lieu de vie, de vraie vie où l'on existe en commun à partager plaisir d'être là et une certaine conscience évolutive de soi.
C'est exactement l'attitude du DJ-producteur de Chicago Honey Dijon, né dans le South Side qui a commencé à sortir en club à 12 ans et qui y a trouvé son expression. Elle (est trans) y a découvert l'histoire de la house en direct-live, avant de partir à New York se faire les dents aux côtés de Derrick Carter et Danny Tenaglia. Mais, c'est surtout dans la vie des clubs qu'elle a vécu et compris l'importance du grand mélange de cultures qui unit genres, sexualités, ethnies et classes sociales, pour en faire la connection musicale la plus forte. Son premier album en tire le principal de ses aspirations - le meilleur de chaque monde - The Best of Both Worlds…
Rêve d'un club à l'image du monde, l'album ouvre sur une plage synthé-voix murmurée par Nomi Ruiz, chanteuse de Hercules and Love Affair qui, sur “Love Muscle” entonne “I wake from a deep sleep”. Bienvenue dans la dance de laquelle il faudra bien sortir à un moment pour réintégrer le monde réel. Plus loin, on affiche ses envies avec Charles McCloud (a.k.a. Matrixxman) sur “Personal Slave” ; le danger guette et les synthés se font mimétiques du désir (un peu) trouble, en balançant le feeling en accords tritons, ces notes menaçantes du heavy metal à base de quinte diminuée. Tout cela pour ouvrir sur toutes les tendances de la house mises à égalité sur l'album.
En 12 titres l'album zig-zague de jack house avec synthés montés en riffs, à hip-house en ne négligeant surtout pas la deep house au piano (mention à la version de 12' de Burn) qui fleure bon son Frankie Knuckles à 95 BPM, façon Wally Badarou à Compass Point. Honey est connue pour la versatilité de ses mixes. Le dernier en date pour la BBC (Essential Mix) fait autant la part belle à Gino Soccio, Fela Kuti, Larry Heard, qu'à Isolée…
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“Houze (Houze Rebuilt Mix),” avec le producteur chanteur plutôt funk Seven Davis Jr. est un hymne dancefloor décalqué sur les “bitch tracks”des grands clubs, avec Davis provocant les prétendants d'un (“Bitch that ain’t house/Get out my house”) pendant qu'Honey martyrise ses samplers pour enfoncer le clou. “Catch the Beat” remet la hip-house à l'honneur, un genre carrément oublié aujourd'hui qui donné lieu au "I'll House You" des Jungle Brothers, circa 1988. Ici, c'est le rappeur de Brooklyn Cakes da Killa qui balance à donf le flow sur un fond de beat pneumatique, pour un effet maousse (mais pas Mickey!). “Thunda” est aussi assez fun avec son petit côté passéiste enlevé avec des cloches latines et des cuivres au synthé, pas entendus depuis 1983 et le Construction Time Again de Depeche Mode. Mais des fois, Honey se fait une joie de balancer du son droit devant, juste pour se perdre comme sur “Lift” un track dub-techno façon Barghain. Et c'est vraiment bien !
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Mais les moments les plus forts de l'album sont ceux qui se reconnectent avec l'histoire libératrice de la house.“Look Ahead” reprise du tube soul-disco de 1976 écrit par Aquarian Dream, évoque aussi bien Cajmere que Dajae pour le côté spiritual de leur hymne commun “Brighter Days” avec son groove batterie et piano et ses paroles positives (“Hold your head up/Don’t be discouraged/Better times are coming your way”). C'est aussi fort au niveau des paroles pour la prod sinusoïdale des voix superposées de Sam Sparro qu'avec les accords qui passent les uns sur les autres avec un effet rassurant bienvenu.
“State of Confusion” est coupé dans le même tissu et, grâce à la voix assez persuasive/émotive de Joi Cardwell, le titre offre un réjouissant exemple de relation symbiotique entre musique et libération personnelle. Pour terminer,“Burn,” s'offre comme la montée finale/terminale, l'apogée de la soirée en club “Only when you see what can be done/Will you realize what you become/Only when you see what you can be/Will you realize that you are free,” chante Jason Walker sur un groove sensuel très 90's. C'est seulement en réalisant ce qu'il est possible de faire, en voyant ce que tu deviens capable de faire que tu réaliseras que tu es libre.
L'objectif d'Honey Dijon est clair : restaurer le message initial de la house. Au moment où les libertés personnelles des minorités sont en jeu, à quelques centaines de kilomètres de Berlin, du côté de Kiev où l'on recommence à assassiner, cf. Zelimkhan Bakaev dernièrement, ce message forcera-t-il les conduits auditifs des salauds au pouvoir ?
Jean-Pierre Simard le 27/10/17
Honey Dijon - The Best of Both Worlds - Classic Music Company