"Le propriétaire absent", le livre sur les luttes paysannes japonaises des années 1920 qui condamna son auteur à mort
Le saisissant roman d’un « mouvement social » de fermiers misérables à Hokkaidô dans les années 1920.
« Si, dans les départements de Naichi, il est très difficile de recevoir de nouvelles terres, non seulement en propriété, mais également en fermage, vous installer à Hokkaidô vous permet d’obtenir une parcelle déterminée. Quand, dans un délai de cinq ans, vous en avez défriché au moins 60 %, ce terrain vous est attribué gratuitement, de sorte que vous devenez immédiatement propriétaire de cinq à dix hectares de terre.…
… Pour ceux qui sont en fonds, il est également possible d’acquérir en concession des terres non défrichées à raison de vingt hectares pour à peine huit cents yens. C’est pourquoi qui sait être travailleur n'a en général aucune difficulté pour vivre après son arrivée… » (Guide de l’immigrant à Hokkaidô, secrétariat d’État à Hokkaidô, bureau du défrichement et de la colonisation)
« …après quelques années et l’achèvement des travaux de défrichement, céréales et légumes poussent en abondance, la vie se fait moins dure, votre cabane de paille est remplacée par une maison digne de ce nom, les arbres fruitiers du jardin commencent à porter leurs fruits, votre joie ne saurait être plus grande. Cette terre est transmise à vos enfants, puis à vos petits-enfants, qui peuvent se dire fièrement : ce sont mes aïeux qui les premiers ont cultivé ce champ, ce sont mes aïeux qui ont planté cet arbre, et nous avons le devoir de perpétuer leur effort. » (Directions pour le défrichement et la culture des terres, secrétariat d’État à Hokkaidô, bureau du défrichement et de la colonisation)
(…)
Cela faisait près de trente ans que le village de S. avait été défriché. Et alors, les paysans de S. étaient-ils donc tous « propriétaires » de cinq à dix hectares de terre ? Et leurs cabanes de paille avaient-elles été remplacées par des maisons dignes de ce nom ?
Publié en 1929, quelques mois après « Le Bateau-Usine », le troisième roman de l’écrivain activiste japonais Takiji Kobayashi entraîna presque immédiatement son renvoi de la banque où il travaillait, et marqua le véritable début de la spirale répressive qui devait mener l’auteur, à peine quatre ans plus tard, à mourir des suites des tortures infligées par la police.
« Le propriétaire absent », en 170 pages dans la traduction française élégante proposée par Mathieu Capel (qui signe également ici une belle postface) aux éditions Amsterdam en octobre 2017, ne se contente pas d’être une impressionnante chronique de la vie paysanne déshéritée dans les années de la colonisation de l’île d’Hokkaidô, marche frontalière nordique du Japon impérial, menée tambour battant et par (presque) tous les moyens entre 1875 et 1935. Le retentissant scandale financier de 1881, avec les accusations de détournement de fonds publics et de ventes de terrains publics, à bas prix, à des intérêts privés, trouve ici ses échos naturels, une quarantaine d’années plus tard, lorsque des paysans immigrés au coeur de la contrée septentrionale réalisent chaque année la vanité des promesses qui leur furent faites, et la perfection du contrôle financier et social mis en place par les propriétaires terriens, richissimes investisseurs des grandes villes (locales ou de la terre-mère), ayant délégué la gestion de leurs exploitations (aux deux sens du terme) à divers régisseurs chargés avant tout de faire rentrer l’argent des fermages, quelles que puissent être les aléas des récoltes, qui n’ont naturellement, en bonne logique capitaliste essentialisée, à peser que sur les paysans eux-mêmes.
Davantage qu’une peinture de la condition prolétaire paysanne, donc, « Le propriétaire absent » est la chronique d’une lutte sociale extrêmement difficile, et néanmoins (très) provisoirement victorieuse, lorsque, malgré la collusion massive et cynique entre capitalistes, police, armée, justice et même éducation, la solidarité entre ouvriers et paysans, avec montée en puissance progressive des mouvements de protestation et des grèves de moins en moins perlées, finit par forcer le propriétaire incriminé à reculer. Comme « Le bateau-usine », sorti de son oubli au Japon en 2008 par son étonnante et désespérante résonance, toute actuelle, avec les nouvelles luttes sociales issues de la crise mondiale, « Le propriétaire absent » fascinera, inquiètera et, peut-être, insufflera courage et lucidité à la lectrice ou au lecteur qui constatera, à nouveau, que le mode de domination par l’argent accumulé n’a au fond guère évolué, malgré certaines apparences, entre 1920 et 2020.
Pour être attribuées, les « aides au défrichement » d’environ trois cents yens étaient bien attribuées. Mais une fois déduits les frais d’installation pour toute une famille, il n’en restait plus que pour une année. En fin de compte, il fallait contracter un « prêt à taux réduit », et se débrouiller tant bien que mal. Quand, après cinq, voire six années de travail, ils avaient réussi à en faire un champ ou une rizière, les paysans se trouvaient pieds et poings liés, des dettes jusqu’au cou.
Quant aux propriétaires qui avaient concédé ces milliers d’hectares, alors qu’ils attiraient les fermiers par la promesse de leur donner gratuitement la moitié de ces terres le jour même où le défrichement en serait achevé, ils rompaient d’un coup cette promesse, ou ne la tenaient simplement pas.
Le Propriétaire absent de Takiji Kobayashi, éditions Amsterdam
Charybde2 le 26/10/17
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