Julien Desprez, musicien bruissant

Quand on est sur le vélo, on pédale toujours pour quelque chose.
Pour arriver à un point rêvé. Pour partir d’un lieu lassé. Pour surtout traverser les espaces entres, les interstices des paysages. Pour "indéfinir" un territoire.

Alors on grimpe. On dévale les pentes et on avale les bornes dont le goût ravit autant que ravissent les sons du vent qui fouettent tes esgourdes. Sur le vélo, tout est son. Tout bruit.

Tu croises des voitures, elle te frôlent, elles te font savoir que tu es sur leur territoire. Tu peux les entendre de loin. Sur l’asphalte, le caoutchouc des pneus fait vibrer chaque atome, jusqu’au caoutchouc de tes pneus. C’est un chant. Tu longes les rues, à hauteur du mur, à hauteur des gens. La ville entière murmure. Nappe monocorde bruissante, aux variations multiples. Elle nait doucement au lever du jour, pour mourir avec la lumière vespérale. Tout bruit.
En pleine après-midi, à Montreuil, c’est jour de marché.
Je suis en terrasse...

J’ai rencontré Julien à l’occasion de l’émission Diagonale Sonore. Il y menait un entretien avec Raphaëlle Tchamitchian. J’ai rencontré ses mots avant de rencontrer sa musique. Les rencontres ont ceci de mystérieux. Elles vous cueillent, dans un bruissement matinal, au petit déjeuner du début de week-end. On sait après que l’on fera un bout de chemin ensemble.

Julien attend, une demie bien fraîche sur la table, en terrasse. Je viens de traverser le marché entier à pied avec mon vélo comme compagnon à la main, en priant la foule de bien vouloir m’excuser de mon intrusion incongrue. Marché d’été de Montreuil, les couleurs sont autant d’invitations à la célébration d’une humanité vivante, vibrante et chaleureuse. Je vois Julien pour la 3e fois, la première c’était lorsque nous avions découvert avec Anne son Solo Acapulco Redux qu'il jouait à La Dynamo à Pantin, la deuxième, toujours pour Acapulco Redux mais cette fois au Café de la danse.

Julien s’est formé à la guitare à 16 ans dans un conservatoire de musique improvisée dans l’Essonne. Jouer ensemble, tous ensemble, tout les âges, tout les niveaux, toutes les expériences. Apprendre avec les autres, en écoutant les autres. Se rendre sensible aux sons qui vous entourent. Et improviser. Prendre des risques. Faire le funambule, entre deux accords, deux harmonies, deux sons, deux tons, deux silences et répondre, dialoguer, questionner, perdre l’équilibre, se rattraper, se jouer du vertige, s’en moquer, mais respecter la profondeur. La musique improvisée ne s’improvise pas en faisant n’importe quoi, elle construit un discours, un univers, elle envisage l’instant, elle met en son des sons rêvés, pensés, inspirés, dans un souffle, dans un silence, dans l’électricité du moment. Elle ouvre un espace.
C’est la première impression ressenti lorsque Julien commence son solo.



La guitare est par terre, c’est un un corps endormi. Un morceau de bois à cordes qui ne sonne pas. Pas encore. Elle repose. Puis quand le noir se fait, Julien la porte à son épaule et l’électricité fait son œuvre. Ce bois qui reposait, respire du courant alternatif qui s’embobine simplement dans les micros de sa Stratocaster crème, commence alors une danse, talon pointe, « clic, clic, clic, clic », tour à tour, des sons, des notes, des gestes sensuels particulièrement précis et particulièrement imprécis. Ils viennent griffer, taper, gifler les cordes, le corps de sa très « solid body » ! Absolument tout fait son... Jusqu’au cliquetis des pédales qu’il actionne, jusqu’au silence après les interférences magnifiques, jusqu’au pas qu’il fait dans le noir, jusqu’aux leds des seules lumières qui l’entourent, en rangée, parfois stroboscopiques, parfois flashantes et toujours comme une ponctuation, des points virgules, des points de suspension, retenues, en tension.

Acapulco Redux est un espace où les corps (celui du musicien et de la guitare) viennent s’électriser, s’envelopper de la musique de Julien. Il y a nos corps, de spectateurs, d’auditeurs, assis, presque sage puis il y a le corps du musicien. Ce n’est pas une chorégraphie au sens propre, comme si les pas ou les gestes étudiés donnaient à voir un langage, mais plutôt une mise en scène où le corps, tantôt en équilibre, sur les talons, tantôt enraciné dans le sol, recevait le courant, devenait l’antenne, le paratonnerre musical d’une foudre maîtrisée. Puis les pas, marche qui dessine un territoire entre les pédales d’effets, entre les lumières, racontant l’histoire d’un voyage à Acapulco ou ailleurs, surtout ailleurs, un voyage de(a)nse, subtile déflagration ouvrant sur un paysage sonore jusque là encore insoupçonné.

L’investissement corporel, physique, du musicien avec son instrument, n’a jamais été aussi sensible que lorsque les sons de guitare "s’indéfinissent" pour mieux définir un espace, un tout dont les strates agencées permettraient de mieux témoigner de l’intention musicale d’une performance esthétique totale. Acapulco est une œuvre, une expérience proposée par le corps de l’artiste avec les corps des auditeurs. L’espace sonore enveloppe les corps présents les emmenant dans ce voyage mental, mais n’étant jamais vraiment très loin d’une lévitation au sens propre.

Guitariste autodidacte, musicien par nature, je me frotte à son univers, comme pour mieux appréhender le mien. J’ai découvert la musique à travers la « chair du son », les à côtés de la mélodie, les contre sens des mots, l’essence des mots et le dialogue qu’ils créent avec la mélodie. La mélodie vient avant tout de chose chez moi et c’est bien de mélodie dont il s’agit. Une mélodie qui ne se révèle pas à vos oreilles, comme ritournelle entêtante mais, plutôt comme expérience qui vous apprivoise, vous emmène, vous prend par la main. Et elle ne vaut que pour l’instant où elle se fait, où elle se joue, avec vous.

C’est ce qu’il aime à dire, il ne joue pas pour les gens, mais avec eux. Et c’est tout ce qui fait la différence avec un concert « classique », frontal. Les repères ont bougés pour mieux vivre l’expérience sonore et visuel d’une musique qui se fait avec vous et pas pour vous. Vous voilà bousculé, dérangé dans votre confort d’auditeur, de mélomane assidu, de « consommateur » de concert. Ici, il n’y a pas de compromis, il n’y a pas de ligne droite, pas de descente… Mais plutôt, des bifurcations, des raccourcis qui ressemblent à des rallongements, des chemins qui vous perdent, mais jamais complètement, ou juste assez pour sortir du temps et pour sentir le temps. Celui où vous faites parti d’un tout.

C’est une proposition, c’est un désir, et puis, c’est électrique. Ce courant qui traverse le bois et le corps du musicien. Cette interaction, ce dialogue, julien le joue, en joue, et déjoue tous les lieux communs du « guitar-hero » devenant un « guitar-héraut » qui porte une autre parole, un autre langage et au-delà de la représentation, redéfinit le présent musical, l’instant.

Sensible à la forme des choses, il aime se confronter à l’univers d’autres musiciens pour questionner son propre univers, y trouver sa place et dialoguer. C’est le silence qui va agencer sa musique. Il récupère des espaces plus ouvert, plus accueillant, lorsqu’il décide en improvisation, comme lors du concert à Nantes au festival sur les bords de l’Erdre, avec Band of Dogs, de se « taire » alors que le batteur lui indique d’en « mettre » davantage, contraignant le musicien d’avancer vers des lieux moins évidents, plus délicat à agencer, afin de prendre sa place et de donner à écouter un ensemble qui laisse des traces sensorielles et émotionnelles qui se prolongent longtemps après l’écoute. Le silence est salvateur… Il permet de déplacer l’écoute. Et dans un dialogue, c’est bien l’écoute qui fonde l’échange, c’est lui qui va déterminer le lieu où la parole peut circuler. Et le « logos » ici musical, cette conjugaison du « bruit » s’accorde, tout en « déverbalisant » les styles musicaux qui sont traversés par elle. Ce fil ténu, intime, entre donner à voir le son et l’acousmatique de sa musique, provoque et (r)éveille l’onirisme du territoire réel de nos songes.

Ayant appris à moins remplir l’espace, à trouver le rythme dans une phrase, à changer l’attente évidente en une surprise pour capter l’attention, retrouver dans l’univers de Julien cette volonté d’amener, d’emmener l’auditeur à vivre une expérience à laquelle il ne s’attend pas, touche intimement l’univers que je construit. Lorsque j’avoue ne pas savoir improviser, il me répond laconique : Le premier temps de l’improvisation, c’est faire. Il y en a des accidents. Des éléments avec lesquels tu devras forcément jouer au moment de faire de la musique. Un parasite, une acoustique particulière, des spectateurs différents, un autre espace. Je me repositionne sans cesse par rapport à l’espace et par rapport à l’attention des gens, cette énergie, je la mange…

Et il dévore, il avale autant de kilomètres, d’espaces, d’horizons, de vallées, de routes sonores, il agence, il régule, il silence, il dynamise, il tait, il conjugue, il dialogue… Il bruit, avec cette guitare, instrument banal, accessible et pourtant terriblement fascinante, déplaçant sans cesse les lignes, mais restant parfaitement intelligible. Ce n’est pas une histoire de technique, mais une histoire d’agencement, une histoire de rapport entre les choses. La musique est dans le corps, c’est nous la musique

Je suis ami des choses, mais je ne suis pas les choses…
Tristan Garcia, Gilles Deleuze sont des références et influencent son travail, c’est la mélodie du phrasé de Deleuze dont je parle, c’est de la pratique discursive dont il fait allusion. L’Abécédaire, source inépuisable d’inspiration, performance philosophique et musicale, Julien m’explique à quel point son plaisir est grand à se balader, à se perdre et à revenir aux phrasés du philosophe. Le discursif, tu te balades, t’y reviens…

Je me retrouve à penser, que sa musique et son rapport à l’instrument provoque cette envie de balade, de déambulation, de passage, non pas de retour, mais d’une envie d’y revenir. Lorsque tu roules, la route, le chemin te marque tout autant que les points d’arrivée et de départ. Et ces lignes que tu as tracées (pour faire modestement référence de nouveau à Deleuze), sont autant de possibles sur lesquelles tu désires revenir. Le discursif, la digression, c’est l’improvisation du langage, mais un langage entraîné, travaillé. Le bruissant musicien Julien Desprez nous propose et nous emmène pour tracer des lignes et pour envisager des possibles territoires, où la musique est affranchie des étiquettes, où tout à droit de citer, mais où tu as le droit de ne pastout citer. Ses choix, son agencement, son rapport à la guitare, à la musique (magnifique formule, lorsqu’il parle de la pop pour dire que c’est la musique abstraite par excellence, car elle fait appel aux souvenirs et aux références ultra-connues de l’histoire de la musique) et aux choses qui la composent, sa manière de la « bruire » est une des plus belles propositions dans la musique actuelle faite par un guitariste.

Sur la route et les paysages que je traverse, il est bon de mettre un pied à terre et de se (re)poser au cœur d’un espace si riche et si sensible. Et je ne peux que vous encourager à aller rouler de ce côté-ci du monde.

Richard Manière