L'AUTRE QUOTIDIEN

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La grand-mère héroïne passée au concassage poétique : Animale Machine, d'Eleni Sikelianos

Créer un mythe biographique autour d’un matériau mémoriel diffus, et en extraire une sublime poésie de la mémoire trafiquée.

Les deux premières pages de cette « Animale Machine », publiée en 2014 et traduite en 2017 chez Actes Sud par Claro, reprennent presque exactement (les quelques variations en sont intéressantes et déjà significatives) l’introduction du « Livre de Jon », que la poétesse américaine Eleni Sikelianos consacrait en 2004 à son père héroïnomane, décédé quelque temps auparavant. Elle nous invite ici à un nouvel extraordinaire collage poétique, maniant comme dix ans plus tôt avec une folle audace les divers registres possibles d’une écriture qui n’est pas uniquement métaphoriquement à facettes, collage dont l’objet central est désormais la figure de sa grand-mère maternelle. Une différence fondamentale s’impose très rapidement à la lectrice ou au lecteur : l’exercice de mémoire poétique tous azimuts conduit ici repose largement sur des sources indirectes – et c’est ce qui va engendrer paradoxalement toute la richesse nouvelle de ces 180 pages. Là où « Le livre de Jon » rendait compte à sa manière d’une interaction complexe – mais d’une redoutable et poignante densité – entre la fille et le père, « Animale Machine » s’attaque à une autre face nord : la manière dont interagissent (au sein d’une histoire familiale, mais sans doute pas uniquement là) la mémoire et le mythe, les faits avérés et les reconstructions posthumes, les rumeurs et les récits détournés, les preuves matérielles et les inventions volontaires ou involontaires.

Ces récits étaient toujours dans la pièce avec nous, dieux domestiques et vaporeux s’épanchant du tapis, voletant autour des placards et dans les coins, pétillant au bout des doigts telle une glace inflammable, une aura crépitante et gloussante au-dessus de notre peau ; nos lares familiares, nos habitants des profondeurs.
Récit n’est pas le bon mot. Histoire est trop vague. Il s’agit d’un réseau d’offrandes familiales, tissées en noirs filaments lumineux, la tunique enduite du sang de Nessus qui brûle la peau, blessant les susceptibilités. Mais quelle est la clé qui actionne la serrure de la tunique empoisonnée ? Qui est nous ? (Ma mère et moi.)

La figure de cette grand-mère grecque est d’emblée colossale, telle qu’elle est campée dans la véritable histoire comme, inséparable sans doute, dans la légende familiale : issue par filiation directe du sac de Smyrne en 1922 (l’événement même autour duquel gravite une bonne part de la mythologie spécifique du grand « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore), figurant très certainement, fort jeune, parmi les pionnières de l’introduction de la danse du ventre (dans sa version gréco-égyptienne) dans le spectacle de cabaret américain (dans un développement de l’industrie du divertissement que ne renierait sûrement pas l’Éric Vuillard de « Tristesse de la Terre »), évoluant dans le milieu itinérant du spectacle, du cirque et des phénomènes chers au Tod Browning de « La monstrueuse parade », à la Katherine Dunn d’ « Amour monstre » ou au Claro de « CosmoZ », cinq fois mariée, prenant sa retraite en achetant un trading post dans le désert Mojave et y officier en polisseuse de trouvailles minérales, la « Grecque prodige » dispose bien de tous les éléments d’une vie « plus grande que la vie », qu’il s’agit dès lors pour Eleni Sikelianos d’imaginer, de reconstituer ou d’inventer à partir des sources disponibles et indisponibles, matériaux glanés dans les greniers familiaux ou témoignages recueillis auprès de sa mère, de ses tantes, et de celles et ceux ayant connu Melena.

Je ne saurais dire en quelle année arriva le grand-père de ma mère, ni d’où ; il vint vêtu des haillons de la nuit, avec la discrétion de celui qui a tout à cacher. Le secret est tatoué sur sa colonne vertébrale. Il se fraya une galerie dans la carte telle une taupe et fit éclater la topographie, déchirant le papier, pratiquant dans la terre une ouverture lui permettant de sortir – un trou où ni sa fille ni aucune autre ne saurait se cacher. Puisqu’il s’est perdu, tout dans ce livre n’est que spéculation.

En s’autorisant cette formidable spéculation biographique à partir d’un matériau composite à la fiabilité disparate assumée, Eleni Sikelianos peut ainsi nous offrir une très singulière mosaïque, beaucoup plus orchestrée qu’il n’y semble au premier abord, dans laquelle les savoirs-faire intimes et ancestraux du « Cœur cousu » de Carole Martinez côtoieraient les tentatives d’approche des tempêtes sous le crâne d’une strip-teaseuse du « Crash-test » de Claro, dans laquelle les orphelinats à peine hérités de ceux des « Vagabonds de la vie » de Jim Tully télescoperaient les coulisses des boîtes dans les yeux d’enfants du « Low Down » de A.J. Albany, dans laquelle aussi de soudains éclats de Diamanda Galás croiseraient ceux arrachés à Jacques Tourneur et à sa « Féline ». Les entretiens familiaux y prennent une sonorité authentiquement poétique, tandis que les récits de rêves et de cauchemars y atteignent une surprenante authenticité proto- ou post-biographique, que les documents photographiques insérés tout au long se muent en profanes et songeurs ex-votos revus et corrigés par Carlo Ginzburg en chercheur de traces, et que les poèmes eux-mêmes, tel celui des pages 135-144 (par ailleurs publié en recueil en 2013), développent un hallucinant rythme, fervent, païen et haletant.

ÉPOUX N°1 (MON GRAND-PÈRE)
Je ne l’ai vu que deux fois ; une seule dont je me souviens. J’étais assise sur ses genoux dans un fauteuil. Pourquoi irais-je m’asseoir sur les genoux d’un homme que je connaissais à peine ? Il avait l’air assez jovial. Sa femme était grosse et pareille à de la gelée vêtue d’un muumuu aux couleurs vives ; elle se plaignait que mon cousin et moi ne mangions qu’à moitié les pickles. (Elle retrouva les autres moitiés dans les plis de son canapé.) Elle emballa des raisins en plastique et nous les offrit pour Noël. Ils semblaient mener une vie normale de Juifs américains. Avait-il vraiment été marié à la femme-jaguar acérée dans le désert ? Il a les yeux d’un homme qui a fait quelque chose de douloureux.
Ma mère dit :
Alfred Simon était un Juif de Lituanie ou de Russie ou bien il était d’origine polonaise, il jouait du jazz dans les clubs de Détroit. Sa famille est arrivée pendant les pogroms. Devenus chiffonniers, ils se sont enrichis dans leur nouveau pays.
Tu l’as déjà entendu jouer ?
Tu connais la contrebasse – bon, ça peut soutenir presque tout, comme le tronc d’un arbre ou une corde à linge – tu peux tout y accrocher. Une corde à linge ça n’intéresse personne sauf pour y suspendre du linge ; elle ne s’impose que lorsque l’air fait tout gonfler. Essaie d’imaginer un morceau de Mingus sans la contrebasse, comme Jump Monk… Il n’y aurait que le linge, et rien pour l’accrocher dessus. Mais tu sais, je crois que c’était un hobby pour lui, cette vie de boîte de nuit. Al était un gars de la ferme qui avait épousé une foraine, et son frère à lui était un escroc. C’étaient des gosses de riche dont la famille s’était fait des millions dans la récup avant de les perdre dans l’immobilier. On le conduisait en voiture une fois par semaine jusqu’à sa librairie préférée, et il rentrait chez lui après avoir acheté pour plusieurs centaines de dollars de livres : de la philo, de la poésie, de l’histoire, des illustrés. Je veux que tu saches qu’ils ne se sont pas rencontrés dans un night-club. Ils se sont rencontrés dans une librairie. Ne va pas raconter que mes parents se sont rencontrés dans un night-club.

En inscrivant plusieurs mondes également mythiques dans ce récit biographique hybride et soigneusement trafiqué, ce n’est pas le moindre mérite subtil de cette « Animale Machine » que d’éclairer la violence de l’argent, présent et absent, et de montrer, à l’heure des crispations identitaires faisant feu de tout bois et des romans des origines instrumentalisés, la part irréfutable d’invention et de détournement nichée au cœur des constructions de la mémoire (la confrontation en annexe avec les réactions des trois filles de la Grecque prodige face au récit de sa petite-fille vaut plus qu’un détour), et le pouvoir salvateur, en toutes circonstances, de la compréhension de l’imagination – surtout lorsqu’Eleni Sikelianos en exacerbe la poésie intrinsèque.

Mais ce n’est pas une tragédie. C’est l’histoire de la femme la plus coriace et la plus intransigeante à avoir jamais mangé du bois et mâché des clous sur cette Terre : Melena la Femme Chat, la Femme au soutien-gorge à bonnets coniques, la Fille Léopard, Marko, ma grand-mère, la Grecque prodige.

Eleni Sikelianos

Eleni Sikelianos - Animale Machine – La Grecque prodige, éditions Actes Sud
Coup de cœur de Charybde2
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