L'AUTRE QUOTIDIEN

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La post-balkanisation des conflits de basse intensité vue par Alexandre Civico

Il faut laisser pousser la nuit. Il la faut bien noire. Enfouis sous la dune. Immobiles. Nous attendons. Pour l’instant, le soleil nous brûle. Rien à voir avec ces lueurs méridionales fluettes qu’on allait chercher, l’été, là-bas. Ici, l’astre te traque, tu es sa proie. Nous sommes sur les terres d’un Dieu de vengeance, chaque rayon est un glaive divin planté en travers de ton corps. La sueur qui coule dans les yeux se mélange au sable et à la poussière. Une boue acide fait grésiller les pupilles.

D’un côté, là-bas au loin, aux confins du désert, il y a l’écorce. Un groupe résiduel de soldats, jadis sans doute puissants, équipés, soutenus et maintenus, désormais réduits aux maigres ressources que procure le terrain, le matériel abandonné par les uns ou les autres. Le conflit de basse intensité a duré et duré, l’usure humaine et budgétaire a dû faire le reste : les voici ramenés, sans véritable haine, mais avec beaucoup de fatigue, à l’état de bande armée, traquant ce qui reste, également dépareillé, de l’adversaire, moins pour assurer la protection et le service, à si lointaine distance, des populations occidentales dont ils sont, furent ou se crurent le tout premier bouclier, mais pour simplement survivre, presque oubliés qu’ils sont désormais, au bout d’une chaîne logistique débordée et exsangue.

Nous les observons. Huit pupilles braquées sur eux, ouvertes à les en avaler. Une araignée. Ils ne sont pas assez nombreux, pas assez prudents. Ils ont l’air tranquille. Ils n’organiseront pas de tour de garde, ne laisseront pas de sentinelle veiller sur eux. On effectuera une approche silencieuse. Nous avons appris, avec le temps. Comme chaque fois, juste avant l’assaut, nos anus vont se dilater, ça va couler entre les jambes. Une eau marronnasse. Pas besoin de regarder pour le savoir. Plus tard, une fois sec, le liquide va marbrer l’arrière de nos cuisses et s’imprimer jusqu’aux mollets comme un tatouage. La marque de la honte. Plus je les regarde, plus j’en suis sûr, ils vont faire l’erreur d’aller se coucher tous ensemble dans la baraque. Ils transpirent la fatigue, celle qui réclame la paix. Ou la mort. On va entrer en beuglant.

 

De l’autre côté, ici, dans nos villes surchauffées et potentiellement surpeuplées, il y a la peau. Un homme et sa petite fille, isolés au sein de la multitude, bizarrement liés par un cordon ombilical tout à coup apparu, métaphore solidifiée et vitale d’une famille cellulaire réduite à sa plus simple expression, et trop usée par les intempéries morales et matérielles pour être véritablement terrifiée, dans ce grouillement aux velléités toujours recommencées d’organisation martiale, que le système sécuritaire surdéveloppé n’a évidemment pas pu, entre attentats incessants, toujours plus absurdes, et contrôles discriminatoires, toujours multipliés, empêcher de se déliter en crépuscule indistinct, triste et mortifère.

Il ne semblait pas porter de marque. Ou peut-être l’a-t-il fait enlever. Des bouffeurs de misère proposant de l’effacer pullulent de nos jours. Ils prolifèrent. La marque est arrivée avec les premières bombes, les premières fusillades au début du glissement. Les dangereux, les à-risque, les présumés, ceux dont on supposait qu’ils pourraient un jour, on les a marqués. Et puis, comme un tache de sang sur une chemise blanche, elle s’est étalée à d’autres, à ceux qui avaient traversé la mer, à ceux que l’épuisement du monde avait rendus inutiles, comme le vieux chiffon mouillé que j’ai aidé à se relever. C’est alors que sont apparues les zones de confinement. On a limité le périmètre d’existence de ceux qui étaient marqués. On a gardé, tenu, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus, jusqu’à ce que ça déborde.

Le groupe de combat fourbu, superbement saisi par l’auteur, distille avec une étrange beauté les échos des militaires déployés dans un quasi-au-delà, loin des yeux et du cœur lorsque le storytelling médiatique, fatalement, retombe, ceux de Nicolas Mingasson (« La guerre inconnue des soldats français »), de Loïc Merle (« Seul, invaincu »), de Xavier Boissel (« Autopsie des ombres »), ou peut-être même de Phil Klay (« Fin de mission ») ou de Ben Fountain (« Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn »). L’excellent historien militaire Laurent Henninger, celui de « Comprendre la guerre », figure en bonne place dans les remerciements adressés par l’auteur en fin de volume, et l’on peut supposer qu’il n’est pas étranger à la manière affolante dont ce « squad » défraîchi, à bout de souffle, sonne techniquement si juste. Qu’il sonne humainement avec une étrange grandeur de la déchéance ne surprendra pas la lectrice ou le lecteur du beau précédent roman d’Alexandre Civico, « La terre sous les ongles ».

Ils ne sont pas beaucoup mieux équipés que nous autres. Des va-nu-pieds de cette petite boucherie, pareils à nous. Leur matériel, le putain de désert l’a bousillé, sans doute. Le vent, le vide. Et la mort. Chaque fois qu’elle se pointe, celle-là, un engin est foutu. Ou alors on n’a plus personne capable de l’utiliser, ce qui revient au même. Mais ils ont un véhicule et un appareil de transmission. Notre machine à nous a sauté avec un de ceux dont j’ai oublié le nom. C’était peu après notre arrivée dans le coin. J’ai beaucoup dégueulé. Ce n’est pas tant la vue que l’odeur. Poil cramé et steak grillé. Presque appétissante.

Le père et sa fille, marqueurs visibles et témoins de moralité d’un quotidien occidental dégradé, déliquescent, projetant obliquement les ombres des impasses présentes et à venir des politiques sécuritaires à tout crin, aussi psychologiquement nécessaires, croit-on dans les hautes et moins hautes sphères, que spectaculairement inutiles – si ce n’est nuisibles – dans la durée, saturent joliment l’espace de ces (à peine) 100 pages de leur tendresse vestigielle et silencieuse, évoquant des scènes secrètes que l’on pourrait croire issues des coulisses des « Fils de l’homme » de Alfonso Cuarón.

Les instructeurs, ceux qui nous disaient vous respirez, vous bloquez, vous appuyez sur la queue de détente, ils disaient aussi aller au feu, et le feu brillait dans leurs yeux comme le diable danse. On nous préparait à ça, à la danse du diable. A la mort aux sept voiles. Et pourtant, quand on est arrivés sur place, dans ce lieu qu’on appelait là-bas, on a bien vu qu’on n’était pas prêts. Que les semaines passées à s’entraîner et à apprendre n’avaient pratiquement servi à rien. On n’enseigne pas la trouille.

En ayant su tisser sa profonde métaphore de notre présent de manière discrètement jusqu’au-boutiste, en l’ayant investie de pouvoirs décisifs et d’images puissantes, et en ayant organisé la résonance intime de la peau ici et de l’écorce là-bas, saisies dans leur déliquescence commune, sans pourtant céder, à aucun instant, à la lourde tentation des effets spéciaux, Alexandre Civico, dès son deuxième roman, nous offre un très grand texte, et peut-être bien la meilleure fiction existante capable de décrypter vertigineusement ce qui se niche sous l’expression vide de « global war on terror ».

Alexandre Civico (en petite forme)

Alexandre Civico - La Peau, l'écorce, éditions Rivages
Charybde2, le 1 mars 2017
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