Jim Tully, autobiographie d'un vagabond de la vie
Publié en 1924, traduit en français en 2016 (oui, vous avez bien lu la date) par Thierry Beauchamp aux éditions du Sonneur, le deuxième roman, très largement autobiographique, de l’Américain Jim Tully sera celui d’une certaine consécration pour cet authentique ex-hobo, devenu alors scénariste hollywoodien reconnu et proche collaborateur de Charlie Chaplin, en route vers le succès littéraire, à partir de cette expérience de vagabond et de clochard « professionnel », certes répandue aux États-Unis, mais dont fort peu en sortaient pour la raconter « de première main ».
Je restai longtemps à la porte de mon wagon, contemplant le paysage qui défilait sous mes yeux. Quelle importance su je devais soulever de lourdes caisses dans chaque gare ? J’allais quelque part. Là-bas, dans la prochaine vallée, m’attendaient la vie, les rêves, les espoirs… La déprimante monotonie d’une petite ville terne de l’Ohio y serait inconnue. Moi, le descendant de conteurs irlandais, j’étais enfin en route pour la grande aventure. Les hommes tristes et misérables, brisés par le travail, les femmes à bout de nerfs, trop épuisées pour regarder les étoiles : tels ne seraient pas les habitants du pays idyllique où je me rendais. Je devais avoir fière allure avec mon petit sourire en coin, mes grosses joues, ma tignasse rousse, mes taches de son et mes vieilles frusques offertes par des ouvriers mieux lotis que moi. Toutes sortes d’idées me passèrent par la tête : je n’étais pas un mendiant aux marges de la vie, non, je reviendrais riche à Saint-Marys.
Si le mythe du hobo, futur clochard céleste, nourri par Jack London, a véritablement pris son envol littéraire avec Jack Kerouac, la précieuse préface de Thierry Beauchamp nous rappelle que, dès avant la Grande Dépression, la popularité du travail de récit romancé de Jim Tully eut un énorme impact sur la culture populaire, relayé avec force par le folk-song de Woody Guthrie ou d’autres, inscrivant dans la mémoire collective d’une époque les rituels ferroviaires toujours dangereux, la lutte permanente contre les forces de l’ordre (avec une nette distinction entre les zones « hostiles » et les autres, davantage tolérantes), la mendicité et le vol, les générosités venant souvent d’horizons inattendus, ou encore le bizarre code de l’honneur ayant cours entre les différentes sortes de hobos, au cœur de leurs « jungles ».
Je regardai le Noir qui contemplait l’eau en silence. Son visage se fondait plus ou moins dans la nuit, mais je distinguai le blanc jaunâtre de ses yeux.
– T’en as bavé, hein, mon vieux ? dis-je.
– Ça, c’est sûr. Un nègre a aucune chance de s’en sortir, jamais, nulle part, d’aucune manière.
– T’as entendu parler de Booker T. Washington, hein ?
– Ouais, petit Blanc, j’ai entendu parler de George et de Booker aussi. C’est à peu près tout ce que je sais d’eux. Je peux lire qu’un peu dans un livre d’écolier, pas plus.
Tard dans la nuit, je lui racontai les histoires des deux Washington et de Toussaint Louverture, le libérateur noir qui avait été trahi par le rusé Napoléon.
Au petit matin, nous nous quittâmes après avoir pris un café et des petits pains dans un bistro lugubre.
Je partis pour Chicago et le Noir pour Minneapolis.
– Je t’oublierai pas, petit Blanc.
– Moi non plus. salut.
Bien au-delà du folklore éventuel, « Vagabonds de la vie » nous rappelle aussi très crûment, dimension relativement peu explorée par William T. Vollmann dans son très bon « Le grand partout » (2008), qui traque avec brio la persistance contemporaine du fait et du mythe hobos, l’extrême dureté des rapports sociaux du début du vingtième siècle américain, et la véritable « chasse aux pauvres » organisée en permanence par une partie des autorités et diverses milices privées ou « citoyennes ». Dans ce milieu assez peu tempéré de la petite ville du Midwest, la violence des échanges fut extrême – et les solidarités complexes, même si Jim Tully montre fort bien à l’occasion la bienveillance de beaucoup de « travailleurs pauvres » vis-à-vis des vagabonds.
Tout au long de mon enfance, j’avais entendu dire que les hôpitaux municipaux étaient des lieux effrayants pour les pauvres. Des garçons à l’orphelinat m’avaient même raconté que les docteurs et les infirmières donnaient des fioles noires aux malades. Après on n’entendait plus jamais parler d’eux. Les fioles noires contenaient un poison mortel. Dans le silence de la nuit, on en administrait une cuillerée aux plus faibles et aux plus démunis, et leurs lits se libéraient pour d’autres patients.
Moins de trois mois plus tôt, j’avais eu une conversation avec un vieux vagabond pratiquement à l’article de la mort. Lorsque je lui avais demandé pourquoi il n’allait pas se faire soigner à l’hôpital municipal, il m’avait répondu : « J’ai encore une chance dehors mais eux ne me louperont pas, c’est sûr. Je tiens pas à crever en tétant leur fiole noire. »
Même s’il ne s’agit que d’une superstition, il se peut qu’elle tire son origine d’un fait bien réel. En tout cas, la plupart des vagabonds y croient et les plus anciens ne sont jamais avares d’exemples pour en démontrer la véracité.
Je ne craignais pas la mort à cet instant. Mais la fiole noire, oui.
Témoignage puissant à propos d’une réalité et d’un mythe, modernes et essentiels, « Vagabonds de la vie » offre aussi un enchantement bizarre par la grâce brute du conteur, naviguant sur les petites mers de son bout de destin, entre agressions brutales et félicités soudaines, entre risques mortels et bonheurs improbables, entre des moments de bravoure fort étonnants, tels le séjour idyllique dans un « vrai » hôpital de Chicago grâce à la solidarité d’une association de travailleurs, ou bien les rémunatrices réquisitions en masse de hobos par les agents électoraux républicains et démocrates au moment des votes locaux ou fédéraux. Comme bien souvent, l’envers du rêve est plus instructif que la façade rutilante proposée par l’histoire des vainqueurs, et Jim Tully nous en donne une preuve éclatante qu’il serait bien dommage d’ignorer plus longtemps.
Jim Tully Vagabonds de la vie – Autobiographie d’un hobo, éditions du Sonneur
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