Le post-exotisme d'Antoine Volodine
La clé d’entrevoûte, retorse et vertigineuse, de l’édifice post-exotique, "une construction qui avait rapport avec du chamanisme révolutionnaire et avec de la littérature, avec une littérature manuscrite ou apprise par cœur et récitée, car parfois pendant des années l’administration nous interdisait de posséder du matériel de papeterie".
Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. Une odeur de pourri stagnait dans la cellule, qui ne venait pas de son occupant, encore que celui-ci fût à l’article de et se négligeât, mais du dehors. Les égouts, dans la ville, fermentaient, les docks des installations portuaires émettaient des signaux rances, les marchés couverts empestaient, comme souvent au printemps, en période de crue et de premières chaleurs. Le mercure des thermomètres n’indiquait jamais moins de 34 ou de 35° avant le petit matin, et il remontait dès que la nuit se retirait pour laisser place à d’accablantes grisailles. Des flaques de moisissure avaient refait leur apparition sur tous les murs. Dans les heures qui précédaient l’aube, l’obscurité gagnait en puissance au fond des poumons, sous le lit, sous les ongles. Les nuages crevaient en cataractes au moindre prétexte. Ce bruit obsédait tout le monde. Depuis que Bassmann avait commencé à se sentir mal, la pluie n’avait cessé de crépiter sur la façade de la prison, grenaillant le silence et le meublant. Elle ruisselait sur l’extérieur, franchissait la lisière de la fenêtre, et mornement elle traçait des coulées de rouille juste en dessous des barreaux, sur le tableau d’affichage que certains gardiens avaient baptisé le « panneau syndical », et qui ressemblait plutôt à un très vieux collage cubiste ou futuriste, très dense, très défraîchi. L’eau zigzaguait entre les photographies et les extraits de journaux que Bassmann avait épinglés là, et qui l’avaient aidé à supporter son séjour dans le quartier de haute sécurité, parmi nous : ce voyage immobile qui durait déjà depuis vingt-sept ans, vingt-sept longues, longues, longuissimes années.
C’est en 1998 que paraît chez Gallimard le onzième texte d’Antoine Volodine, fournissant peut-être– par le biais de cet étonnant compte-rendu d’un colloque littéraire à géométrie variable et indistincte, tenu – si l’on ose dire – au cœur d’une prison de haute sécurité – aux dix premiers textes, et à beaucoup encore à venir – formant le corpus de ce qui est devenu, désormais, déjà ou depuis toujours, le post-exotisme – leur explication, leur cohérence et leur théorie, littéraire et politique. Sous l’ombre tutélaire de l’égalitariste irréductible (« Biographie comparée de Jorian Murgrave » en 1985, ou « Un navire de nulle part » en 1986) et de la Fraction Armée Rouge (« Des enfers fabuleux » en 1988, ou « Lisbonne dernière marge » en 1990), les militants et activistes emprisonnés, torturés, « suicidés » dans leurs cellules aussi étanches – mais sans doute beaucoup plus décrépites – que celles de la prison-modèle de Stuttgart-Stammheim, sont devenus peu à peu, ou étaient depuis toujours, écrivains, transmetteurs, passeurs, expérimentateurs de la forme et du langage, produisant toutes sortes de textes, écrits ou oraux, qui cheminent occasionnellement vers l’extérieur, où ils obtiennent, éventuellement, une reconnaissance suffisante pour atteindre leurs mystérieux objectifs d’une part, peut-être, et éveiller l’intérêt d’une certaine critique littéraire, d’autre part.
Hein ?… Je vais répondre. Nous avions appelé cela le post-exotisme. C’était une construction qui avait rapport avec du chamanisme révolutionnaire et avec de la littérature, avec une littérature manuscrite ou apprise par cœur et récitée, car parfois pendant des années l’administration nous interdisait de posséder du matériel de papeterie ; c’était une construction intérieure, une base de repli, une secrète terre d’accueil, mais aussi quelque chose d’offensif, qui participait au complot à mains nues de quelques individus contre l’univers capitaliste et contre ses ignominies sans nombre. Aux seules lèvres de Bassmann cette lutte maintenant était confiée. À un soupir elle se trouvait suspendue. (…)
Leur cryptage est vain, leur indéniable beauté est vaine, peut-être tout simplement parce que personne ne. Personne n’écoute. Nul vivant autre que Lutz Bassmann n’est attentif. Dans de telles œuvres, l’idée de la connivence avec le lecteur, si huileuse et si généreusement épandue sur les rouages de la littérature officielle, a été négligée jusqu’au moindre détail. On a là les borborygmes terminaux, les ultimes rauqueries scandées du post-exotisme… POST-EXOTISME. Ce mot encore. De nouveau ici ce lourd vocable. Autour de lui nous avons tourné, depuis le début, comme des charognards autour d’une carcasse. QU’EST-CE QUE LE POST-EXOTISME ? Insolente question, fort mal venue en ce jour où meurt Bassmann, mais dont le surgissement à cet endroit démontre qu’un demi-siècle après Des Anges mineurs, de Maria Clementi, les sympathisants, à l’extérieur, n’ont pas… Démontre que les incarcérés sont restés seuls. Un colloque sur le post-exotisme fut organisé avec la participation de Lutz Bassmann, avant les années zéro du XXIe siècle, il y a de cela dix-huit ou dix-neuf ans. On vivait plus ou moins en 1997. Au-delà des murs de la prison, ce devait être une période de creux éditorial, ou de reflux vers ce que la littérature officielle considère elle-même comme le pire. Deux chroniqueurs célèbres avaient été envoyés chez nous par un magazine culturel à grand tirage que subventionnaient, je crois, des industriels mafieux de la viande et du bâtiment. Je dis « je », « je crois » mais on aura compris qu’il s’agit, là aussi, de pure convention La première personne du singulier sert à accompagner la voix des autres, elle ne signifie rien de plus. Sans dommage pour la compréhension de ce poème, on peut considérer que je suis mort depuis des lustres, et ne pas tenir compte du « je »… Pour un narrateur post-exotique, de toute façon, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette entre la première personne et les autres, et guère de différence entre vie et mort.
Voire. Les textes du post-exotisme, ceux déjà connus comme ceux alors encore à paraître (le recensement qui clôt l’ouvrage en compte 343 au total, dont 15 sont aujourd’hui disponibles, sous diverses formes, même si leurs auteurs « officiels » ont pu varier au fil du temps, changeant éventuellement de porte-parole par rapport à ce qui affectait ici d’être prévu) sont cryptés, pour de multiples raisons – et ce vrai-faux manifeste littéraire, issu de la série d’interrogatoires critiques dont Lutz Bassmann se souvient plus ou moins bien, dix-sept ou dix-huit ans après les faits, ne fait pas exception. L’assemblage des dix « leçons » offertes ici sur le post-exotisme, entre les rêves et les cauchemars de Lutz Bassmann, entre ses murmures et ses chuchotements pouvant brutalement devenir vociférations, convoquant les prisonniers disparus, leurs emportements ou leurs mensonges face aux deux critiques littéraires salonnards envoyés jadis au parloir, à leur rencontre, prétend nous expliquer, en effet, à la fois une substance du post-exotisme et bon nombre de ses outils. Mais les définitions, les exemples, les attributions de textes, les bibliographies mêmes, que ce soit à propos de la shaggå, du romånce, des novelles ou entrevoûtes, du murmurat, des vocables spécifiques, sont sans doute, peut-être, sûrement, des mensonges, des inventions, de subtiles distorsions, des travestissements ou des labyrinthes soigneusement bifurquants
Cette liste que je donne contient des informations volontairement erronées et elle est incomplète. Elle respecte le principe post-exotique selon quoi une part d’ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l’ennemi. La liste aux apparences objectives n’est qu’une manière sarcastique de dire à l’ennemi, une fois de plus, qu’il n’apprendra rien. Car l’ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu’il en tire bénéfice. Il faut faire cela comme lorsqu’on dépose devant un tribunal dont on ne reconnaît pas la compétence.
Donnant à lire et à entendre, dans les interstices ouverts par un discours structuré, rationnel, presque académique, une rare poésie venue de là où se déroule la vraie vie, dans les cellules et dans les esprits, chuchotée le long des murs ou doucement martelée sur d’improbables tuyaux, « Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze », fausse somme théorique irremplaçable dans le corpus d’ensemble, est bien, néanmoins, un authentique manifeste – d’autre chose que de son objet apparent, et de quelque chose qu’il appartient bien à chaque lectrice ou lecteur de découvrir, seul(e), notamment pour des raisons de sécurité.
Le surnarrateur imagine une diffusion à l’extérieur des murs, son romance développe la notion d’exil du texte. Les narrateurs savent qu’une manipulation du texte aura lieu ailleurs que dans le quartier de haute sécurité, et que des mains et des esprits s’en empareront, dont certains seront dépourvus de bienveillance. C’est pourquoi le discours littéraire du post-exotisme suit les sinuosités et les ruptures d’un interrogatoire de police. Des précautions sont prises, en particulier le cryptage des noms et des actions, ainsi qu’une esquive narrative consistant à ne pas raconter ce qu’exigerait la logique fictionnelle, à bavarder d’une façon fallacieuse, à parler beaucoup, uniquement pour gagner du temps, à parler d’autre chose.
Antoine Volodine : Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, éditions Gallimard
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