Au service de la lumière de Pyongyang, à son corps défendant

Puzzle de destins de citoyens japonais, arrachés à leur quotidien et leur identité par la Corée du Nord.

Dans ce roman paru en août 2016 aux éditions du Seuil, Éric Faye s’empare d’une histoire connue et fascinante, la multiplication dans les années 1970 et 1980 de disparitions anormales de citoyens ordinaires au Japon (et dans d’autres pays dans une moindre mesure), dont on découvrira, des décennies plus tard, qu’ils ont été enlevés par la Corée du Nord, pour enseigner les subtilités de la langue, les codes vestimentaires et la culture japonaise à ses espions, et servir la propagande du régime au cœur de la guerre froide.

Adam Johnson racontait en 2012 dans un roman extrêmement documenté, saisissant et monumental, «La vie volée de Jun Do», la vie de Park Jun Do, un quidam devenu espion du régime nord-coréen et chargé au début de son étrange carrière des enlèvements sur les côtes japonaises. Les «Éclipses japonaises» d’Éric Faye font se croiser les trajectoires inouïes des kidnappés et celle d’une jeune femme nord-coréenne brillante, surdouée pour les langues étrangères et devenue agent secret du régime.

Naoko Tanabe, collégienne de treize ans kidnappée en 1977 à Niigata, Setsuko Okada et sa mère, enlevées sur l’île de Sado en août 1978, Shigaru Hayashi, archéologue enlevé l’année suivante sur le détroit de Tsugaru, mais aussi Jim Selkirk, caporal américain déserteur de son poste d’observation sur la frontière entre les deux Corées, ayant rejoint la Corée du Nord pour échapper à la guerre du Vietnam en 1966, les vies brisées des personnages du roman sont directement inspirées de cas réels, comme l’est celle de l’espionne nord-coréenne Chai Sae-Jin, dont la soumission au régime volera en éclats lorsque, arrêtée au Japon, elle découvrira l’écart entre la propagande nord-coréenne et la réalité.

® Shōhei Imamura

«À force de parler, Naoko Tanabe avait la sensation de se vider de sa langue maternelle comme de son enfance. Tout laissait croire qu’elle témoignait d’une planète lointaine à laquelle elle avait été arrachée à des fins ethnologiques, et qu’elle continuerait ainsi jusqu’à ce que mort s’ensuive. C’était bien cela, Naoko Tanabe s’écoulait en eux : c’était une transfusion d’elle-même – souvenirs et jours anciens qui glissaient d’elle à eux -, transfusion de mots, de noms, d’événements. Quand ses élèves seraient devenus des Naoko Tanabe, elle-même aurait tari. C’en serait fini d’elle.»

La grande réussite de ce roman au style sobre est sa construction non linéaire, permettant de multiplier les points de vue sur cinq décennies, du pays du soleil levant au pays du secret, à la manière de ce journaliste japonais en fin de carrière qui n’a plus rien à perdre, décidé à fissurer la chape recouvrant cette histoire et à retrouver la trace de ces individus volatilisés, à travers des indices souvent ténus, un prénom, un objet ou une image de film, qui enjambent le temps et la mer du Japon après des décennies, comme des signaux reçus d’outre-tombe.

 

Pyongyang ® Photo : Lee Grant / Institute

«Les histoires comme celle-ci sont pareilles au Nil, elles n’ont pas un commencement. Elles en ont une myriade. Et toutes ces sources engendrent des rus qui se jettent, l’un après l’autre, dans le cours principal du récit – le grand fleuve.»

Dans «Nagasaki», paru chez Stock en 2010, Éric Faye explorait un fait divers japonais en lisière du fantastique, le quotidien d’un célibataire maniaque bouleversé par les modifications subtiles de sa routine, et la découverte d’une femme sans-domicile vivant dans le placard à futons de son appartement depuis un an.
Vies transplantées dans un point aveugle du globe, un des seuls lieux sur terre qui s’apparente toujours à une autre planète, identités aspirées et distorsion du temps dans leur nouvelle vie forcée (le caporal Jim Selkirk pensant se cacher quelques mois restera finalement trente-huit ans au secret), ces destins poignants sembleraient fantastiques eux aussi s’ils n’avaient pas été confirmés en partie, puisque la Corée du Nord a reconnu pour la première fois en 2002, après des années de dénégation, l’enlèvement de treize citoyens japonais, un chiffre sans doute largement sous-estimé et qui n’a cessé d’être contesté depuis.

l'auteur, Eric Faye

 

Eric Faye - Eclipses japonaises, éditions du Seuil
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