L'AUTRE QUOTIDIEN

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Requiem des aberrations : le "rire sérieux" fait se plier les marges de la société

L’amitié est-elle soluble dans la dèche, dans la difficulté et dans l’espoir déçu ? La fraternité est-elle encore un concept viable dans un monde contemporain aux arêtes toujours plus acérées ? La bienveillance garde-t-elle encore’hui un espoir de survie ? Sous couvert d’une magnifique fable farceuse, habillée d’une rare truculence, le comédien et homme de théâtre Yves Gourvil convoque pour son premier roman, publié aux éditions du Sonneur au printemps 2016, un magnifique échantillonnage d’un drôle de demi-monde et d’un curieusement réjouissant quart-monde, insufflant beaucoup de gaieté, de gouaille et de rire sérieux dans le drame des existences occidentales confinées aux marges et de celles des réfugiés sans-papiers, encore et toujours soupçonnés a priori de tant de maux par un monde nanti et frileux – pour tenter de répondre de plus d’une manière, et mine de rien, à ces trois questions lancinantes.

– Hein ? franchement ? Comme quoi il suffisait d’y croire. On y a cru et on a trouvé, mon immense camarade, on a trouvé ! Mais regarde-moi ça. C’est à nous, c’est pour nous, tout ça.
Et pour fêter « ça », il me déposa gloutonnement sur chaque joue deux baisers sonores qui puaient joyeusement un mélange de charcuterie à l’ail et d’effluves alcoolisés. Puis, d’un geste seigneurial et généreux :
– Non mais franchement ? Franchement, c’est pas mirifique, ça ?
« Ça »… Les mots « décharge », « ruine », « désert » ou « taudis » bien touillés ensemble eussent échoué à donner une image exacte de ce traquenard au faciès de hangar en tôles ondulées, ce canularesque point de non-retour sur fond de parpaings et de vieux pneus entassés où commença cette histoire. Du déglingué cradingue et de l’insalubre saumâtre fraternisant dans une silencieuse agonie, l’humide graisseux acoquiné au caoutchouteux pourri, voilà ce qu’était « ça » : une gigantesque ruine de hangar à la vaste toiture éventrée dont les tôles bâillaient vers les nuages, donnant au premier regard à l’ensemble des lieux l’apparence de quelque démentielle vieille boîte de conserve béante et rouillée, un cadavre d’immense bâtiment. Trois des murs étaient dûment écroulés, le quatrième par contre, bizarrement intact et debout, dressait altièrement son pan de briques rouges comme bravant l’imprescriptible arrêté qui semblait avoir voué à l’abolition ce tas de ruines encrassées. « Ça » avait peut-être été jadis atelier municipal ou garage à autocars. Ou pourquoi pas centre de rétention ? Peut-être bien usine si l’on en croyait les ossements corrodés de diverses quincailleries indéfinissables qui persistaient par-ci par-là, les épais amoncellements entrelacés de câbles et de chaînes antédiluviens, les restes de rouages, poulies, morceaux d’écrous, tout un désolant tintouin de séquelles fossilisées par l’empoussièrement et un ancestral cambouis.
Soucieux de remédier à l’innommable, je baptisai ce monumental et consternant vestige Vieil Entrepôt. Car indubitablement ce lieu avait jadis assumé la fonction d’entreposer : des ballots de marchandises et des chars à banc ou des véhicules municipaux, qui eût pu dire ? Des munitions et de l’armement peut-être, de la force de travail mêlée de sueur prolétarienne sans doute, des bovins faisant tristement escale avant l’abattoir, ça se pouvait, de l’humanité indésirable promise à d’expéditives mesures de reconduite ou de déportation voire pire, on frémissait d’y penser.

Moïse Chant-d’Amour, ami immémorial du narrateur, jovial illuminé toujours entre deux dettes, volontiers irascible et à l’enthousiasme communicatif, a un grand projet : ayant en vue, de manière totalement inespérée, un fort riche héritage d’un oncle ex-militaire désormais très fortuné, il va très bientôt disposer des sommes substantielles lui permettant de concrétiser son rêve de toujours, celui d’un parc d’attractions entièrement dédié à la musique classique. Las, en attendant le décès du riche vieillard – qui a exigé en contrepartie que Moïse soit aux petits soins pour ses derniers mois sur notre terre -, il s’agit, tout en jetant les bases théoriques du futur paradis, de préserver le terrain idéal découvert par Moïse, un « Vieil Entrepôt » aux marges de lointaines banlieues parisiennes, de l’appétit des promoteurs, toujours à l’affût, et pour cela, d’improviser la parade idoine et absolue, en transformant la friche convoitée en un squat dont la laborieuse expulsion constituerait garantie à bon compte de retard, fatal aux entreprises de construction et propice à la musique.

D’extatiques monosyllabes et borborygmes me parvenaient de sa prostration. Ses gigantesques mains pétrissaient l’air vicié, sculptant dans le vide l’avenir du Vieil Entrepôt. Tel l’un de ces magiciens des contes orientaux dont il faut bien reconnaître qu’il avait en cette minute, avec ou malgré son large imper délavé, sa tignasse malpropre et ses grosses grolles râpées, un peu de la présence charismatique, il transformait le vaste taudis délabré en je ne sais quel eldorado dont il était bien le seul à percevoir et révérer la splendeur. Car franchement, ami lecteur, au seuil et à la vue d’une semblable terre promise, n’importe quel Moïse à qui le Seigneur eût annoncé « Voilà le pays que je t’ai promis mais tu n’y entreras pas ! » aurait poliment étouffé un « ouf » d’indicible soulagement. Seulement, tels les galériens d’autrefois à leur immédiat compagnon de chaînes, j’étais arrimé aux basques déguenillées d’un Moïse à qui Dieu n’avait pas refusé cette terre promise, à qui Dieu était peut-être en train de la refiler de bon cœur comme une erreur de sa création dont il ne savait comment se défaire.

Constituant autour du formidable projet musical, devant néanmoins passer par sa phase bidonville semi-clandestin, une galerie très haute en couleurs de clochards plus ou moins célestes, échappés pour certains des meilleures pages de Jacques Yonnet ou de Jean-Paul Clébert, mâtinés des plus contemporaines séquelles exilées des guerres civiles du monde et des exactions sans nom qui les accompagnent partout, du Rwanda à la Syrie, de l’Irak au Kosovo, Yves Gourvil assemble, sous le signe décidément indien de Richard Wagner, de Jean-Sébastien Bach et de Ludwig von Beethoven, entre autres compositeurs ici réquisitionnés, un formidable équipage tragique et comique, porteur de la farce bakhtinienne et de la ferveur étrange qui habitait aussi – et ce n’est sans doute nullement par hasard – les « Naufragés du Fol Espoir » d’Ariane Mnouchkine et de son Théâtre du Soleil.

Au cours d’un massacre dans sa petite bourgade où il était employé des postes, Bankara avait vu sa tante et son grand-oncle être découpés au coupe-coupe et leurs morceaux griller dans son bureau d’où il n’avait eu que le temps de s’éjecter, juste quand on y mettait le feu. Ç’avait été à ce moment-là qu’une machette maniée il ne saurait jamais par qui avait voulu le décapiter.
– Comment j’ai triomphé à m’enfuir du saucissonnage, ça, Cousin-mon Frère Saturnien, je suis aussi inapte à le dire que toi à lutiner Internet.
Par miracle, sa Princesse du Paradis avait pris le train la veille pour visiter de la famille. Lui s’était terré plusieurs jours où il avait pu. Postés à moins d’un kilomètre, un bataillon de Casques bleus et une délégation d’observateurs internationaux n’étaient pas intervenus, sans doute bien trop occupés qu’ils étaient à « maintenir la paix ».
Depuis une huitaine d’années, sa Princesse et lui vivaient à Paris, leurs deux « progénitures » étaient nées à l’ombre de Notre-Dame et du Sacré-Cœur. Bankara s’était attelé à bénéficier d’un statut de réfugié que, dans les premiers temps, il n’avait pas douté d’obtenir haut la main. Les obstacles, déconvenues et tracas n’avaient point tardé à se transformer en un boulet de désenchantement et d’angoisse qu’il traînait désormais de cybercafés en employeurs au black, piégé par le pervers et patient enlisement des démarches et recours. Chaque fois, ses demandes étaient différées, chaque fois, on lui demandait encore et encore les preuves des horreurs qu’il était venu fuir à Paris.
– Imagines-tu un cas de figure plus grimaçant, Cousin-mon Frère Saturnien ? La dernière fois que j’y suis allé, l’harangueuse des lois me l’a formulé avec dans ses yeux la lueur qu’elle plaisantait pas ; ma cicatrice compte pour rien : « Ce que vous avez là, tatoué sur le cou, une bagarre boulevard Ornano dessinerait la même chose, rien ne nous prouve que c’est un autographe du bourreau. »

Jouant à merveille d’une verve colorée apparemment inépuisable et d’une étonnante capacité à mettre en scène chaque chapitre (protégé par leurs titres aux allures classiquement picaresques : « Qui voit le narrateur fort dépourvu devant les aléas de la technologie, faire, à cette occasion, l’expérience de la solidarité entre frères humains en même temps qu’une rencontre. ») d’une manière goûteusement comédienne, Yves Gourvil ne se contente pourtant absolument pas de nous offrir cette piquante et savoureuse galerie de réprouvés à des titres divers (galerie dont la découverte justifierait pourtant sans doute à elle seule la lecture de ces 400 pages chamarrées), mais construit pour notre joie authentique et pour notre nécessaire amertume un véritable drame à détentes multiples, une galère grandiose naviguant dans les rapides de rebondissements incessants, énormes et surprenants. En fin de parcours, ébloui(e) de verve et retourné(e) d’émotion, la lectrice ou le lecteur aura bien du mal à décider s’il doit rire, pleurer ou user d’un savant mélange des deux possibilités, tant la joie et la cruauté sont ici intimement jointes. La réponse aux questions liminaires ne sera pas donnée comme une évidence, mais cette tentative d’exploration résonnera longtemps en nous, farce et tragédie en parallèle.

Avec toutes ces histoires, les doigts de Pandolphe qui n’avaient rien sculpté depuis trop longtemps commencèrent à furieusement le démanger. Histoire de s’entretenir la main il avait bien transformé, à l’intention des progénitures, une boîte de conserve en rhinocéros et des restes de papier d’emballage en caravane de chameaux, mais sa créativité n’y avait pas trouvé son compte. Or, le lendemain matin, ô surprise, une peuplade de nains de jardin d’un genre un peu spécial avait envahi le Vieil Entrepôt. Tout ce qui restait de bouteilles et sacs en plastique, de cartons et cageots en bois, débris, embouts de ferrailles et tuyauterie, tout cela, comme touché par la baguette d’une fée tandis que nous dormions, s’était transformé en gnomes et kobolds, en énormes fleurs d’espèces fantasques et inconnues. Les âmes de Calder, Giacometti et Marcel Duchamp s’en étaient-elles venues danser ici pendant la nuit ? Le Vieil Entrepôt, ami lecteur, prenait vie et âme.

Ce qu’en dit superbement (et qui m’a donné envie de lire ce roman, en plus d’une belle séance de lecture à la librairie Charybde, jouant des trois voix de l’auteur, de Lucia Bensasson et de Philippe Duclos) ma collègue et amie Charybde 7, sur ce même blog, est ici.

Requiem des aberrations de Philippe Gourvil aux éditions du Sonneur
Coup de cœur de Charybde2
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