Fucking Sisyphe ou le vrai travail du traducteur, par Claro
Combien de fois lit-on ce qu’on traduit ? La question peut paraître étrange, mais n’est pas dénuée d’intérêt, car sa réponse est susceptible d’éclairer le travail du traducteur. On aurait tort, en effet, d’imaginer le traducteur comme quelqu’un se contentant d’établir un premier jet puis retravaillant dessus pour le parfaire. L’opération est évidemment plus complexe, et la traduction est composée d’un faisceau de temps (au pluriel) qui vont se superposant et s’accordant. Tentons donc de faire l’inventaire de ces lectures multiples.
Première lecture — c’est la prise de contact, le parcours initial, la découverte. On a confié au traducteur un texte, ou il parcourt un texte qu’il proposera à un éditeur, bref une rencontre a lieu. Il va sans dire que cette première lecture, étant sous-tendue par un désir de traduction, n’a rien d’une lecture ordinaire, si tant est qu’une telle chose existe. Lisant le texte pour la première fois, le traducteur ne se contente pas d’en apprécier la musique ou les entrelacs, il tend déjà l’oreille, cherche à percevoir la sourde rumeur de sa langue sous la grève étrangère qu’il foule (et voici pour l’image balnéaire, indispensable à l’atmosphère estivale qu’on souhaite à tout baigneur aventureux…). Ce faisant, il essaie également de repérer, parfois à son insu, comme malgré lui, les points d’achoppement, les récurrences problématiques, les nœuds possiblement gordiens. Lisant, en quasi sauvage, il s’écorche déjà, piétine déjà quelques zones, laisse déjà quelques marques. A proportion, son désir de traduire croît (ou décroît, c’est selon). Parfois, son excitation est telle qu’il interrompt la lecture pour se jeter, en sauvageon ou en botaniste, directement dans le défrichage. Mais ce n’est pas tout : cette première lecture lui permet également de repérer les champs du savoir qu’il va devoir explorer. Cette immersion lui indique des mondes extérieurs : il découvre ainsi, par exemple, qu’il va devoir se perfectionner dans d’inattendus domaines : la filature du coton en Patagonie au onzième siècle après Pompidou, la peinture du Caravage en 3D, les mouches préhistoriques, la haute finance chez les pingouins albinos, la ville de Guadalajara-sur-Marne, etc. C’est donc une lecture tout en lignes de fuite, à la fois concentrique et excentrique. Chaque ligne lue est vécue à la fois dans sa tension interne et dans ses virtualités externes. Comme un air qu’on déchiffre à l’oreille en subodorant qu’on va devoir apprendre à jouer de tous les éléments d’un futur orchestre. Prenante partition, s'il en est.
Deuxième lecture – Admettons que notre traducteur ait décidé de se lancer dans la traduction du texte. Le texte à traduire est là, à droite ou à gauche de son ordinateur (dans la plupart des cas), ses mains s’approchent du clavier, puis, comme au signal d’une baguette magique (ou d’un fouet de galérien…) il — stop ! Ce serait oublier, à ce stade, une autre lecture, qui se révèle parfois nécessaire, voire indispensable. Une lecture au crayon. Tout dépend bien sûr de la méthode envisagée, mais il arrive qu’un traducteur ait besoin de relire le texte, crayon à la main, afin de le « baliser ». Ça peut aller du simple éclaircissement lexical – noter la traduction de certains termes abscons ou ignorés dans l’interligne afin de ne pas ralentir la traduction future, signaler par des traits les passages particulièrement retors, marquer d’une croix les occurrences qui nécessiteront une uniformisation, etc – aux notes marginales : éclaircissements concernant des noms propres, des données historiques, des subtilités techniques, etc. Chacun a sa méthode, ses tics. C’est une façon d’apprivoiser le texte, d’y inscrire à l’avance sa discrète ADN, de distiller entre ces lignes des indices de son dévoilement. C’est une forme de repérage.
Troisième lecture – Admettons (bis) que notre traducteur ait décidé de se lancer dans la traduction du texte. Le texte à traduire est là, à droite ou à gauche de son ordinateur (dans la plupart des cas), ses mains s’approchent du clavier, puis, comme au signal d’un fouet de maîtresse SM (ou d’une baguette de sourcier en titane…), il se lance, s’élance, danse. Pense aussi. Mais surtout voit double. En effet, il lit ce qu’il traduit tout en lisant ce qu’il écrit. Sa lecture est alors étrangement stéréoscopique, et d’autant plus active qu’elle semble faire corps avec l’écriture même. Non seulement il lit ce qui est écrit dans l’original, mais il lit également, cela va de soi, ce qu’il écrit, à la fois à mesure qu’il l’écrit et après l’avoir écrit. Et comme il revient souvent au texte original, comme il relit plusieurs fois ce qu’il écrit, se reprenant, effaçant, corrigeant, déplaçant, on peut avancer sans trop de risque que cette lecture active en vaut trois ou quatre. C’est une lecture de brodeur, où l’on fait deux points en avant, trois en arrière. Une lecture-écriture, à la fois bègue et duplice. Ecrivant, il redevient lecteur. Traduisant, il devient le propre lecteur d’un texte en cours de formation, qu’il corrige déjà comme s’il était un autre que celui qui l’écrit. En cela, il devient écrivain ; en cela, il comprend qu’échouer mieux est son objectif. Bref, il transpire.
Quatrième lecture – Selon chaque traducteur, la méthode diffère. Certains préfèrent effectuer un premier jet intégral, une sorte de translating-binge de fond. D’autres se contentent d’avancer chapitre par chapitre, d’autres encore revoient le soir même ce qu’ils ont traduit dans la journée, d’autres encore au matin le labeur de la veille. Mais quelle que soit la stratégie adoptée (et qui peut changer en fonction du livre), on aborde ce qu’on appelle un peu naïvement la « première relecture », qui est aussi la « première réécriture ». Là, le traducteur se retrouve dans une étrange position, pour ne pas dire posture, à cheval entre deux rives, rivé entre deux chevaux (quant à savoir si les deux textes qu’il traverse sont immobiles comme des rives ou si au contraire elles caracolent, je vous laisse juge). Cette fois-ci, se relire est délicat : le texte d’arrivée semble avoir acquis, malgré tous ses défauts, une réalité, une forme d’immobilité. Le travail le plus important du traducteur consiste alors à ne pas se laisser abuser par l’impression ô combien trompeuse d’être en face d’un « texte » – ce qu’il a écrit (la veille, le matin, etc.) doit être considéré comme une matière meuble et mobile, un matériau appelant gouge et ciseau. D’autant plus que, telle une ombre portée, le texte de départ continue de veiller, non loin, à quelques centimètres. Le traducteur non seulement relit ce qu’il a écrit mais relit ce qu’il a traduit, en exécutant par l’œil et la pensée des mouvements susceptibles d’intéresser un colibri ou un oiseau-mouche. Et bien sûr, chaque fois qu’il apporte une modification – lexicale, syntaxique, grammaticale, musicale, sémantique, etc. – le traducteur se relit, et ce faisant c’est comme s’il relisait toutes les strates accumulées par lui, n’hésitant pas parfois à revenir à une version antérieure, sondant sans relâche (on l’espère) l’épais palimpseste qu’il contribue à confectionner. Cette quatrième lecture, on l’a compris, en vaut bien dix. Je vous l'ai fait à la louche.
Cinquième lecture – Partons du principe qu’après ce travail tout en retouches, réarrangements, interpolations, vérifications, ratures, gageures et autres aventures dignes souvent d’un sodomiseur de muscidés, notre traducteur sente qu’il a accompli sa besogne de façon plutôt satisfaisante. Il va devoir « rendre » son texte à l’éditeur. Bien sûr, au seuil de cet étape, les doutes le saisissent – le doute est au traducteur ce que la détumescence est à l’acteur porno : inévitable mais embarrassant (je vous laisse imaginer d’autres images plus « parlantes », bien sûr). Bref, son texte est là, devant lui, imprimé, apparemment propre et policé. Que fait-il, notre traducteur ? L’imprudent, voilà qu’il se relit, picorant, feuilletant, contrôlant. En fait il recommence, c’est plus fort que lui. Il joue au lecteur extérieur. Il admire, puis, soudain, critique. Retouche. Apporte des changements. Evidemment, ces modifications ébranlent un peu l’édifice. Il convient de tout reprendre alors, comme à distance, mais en restant prêt à s’enfoncer dans la masse à tout moment. Cette cinquième lecture, parfois déstabilisante, et qui peut révéler de graves problèmes, en vaut bien trois, car il faudra réintégrer les corrections, et donc relire les passages amendés. Fucking Sisyphe…
Sixième lecture — On pourrait faire figurer ici, en guise de sixième lecture, l’ensemble des lectures adventices qui accompagnent toute traduction ou presque. Car, pour mener à bien sa tâche, le traducteur est souvent amené (pour ne pas dire précipité) à procéder à d’autres lectures – les autres livres de l’auteur, par exemple, qui lui permettront d’estimer la nuance et la chaleur des divers pigments de sa palette ; mais aussi des livres plus érudits, traitant de sujets abordés par l’auteur ; bref, toutes sortes de textes périphériques, qu’il arpentera à plus ou moins grandes foulées, afin d’accroître sa familiarité avec le texte à traduire. Du temps en plus, donc, mais aussi du plaisir en sus. L’espère-t-on. Qui traduit du Fielding s’abîmera dans Lesage. Qui se tape du Joyce ira boire à la fontaine shakespearienne. Un peu de Mason & Dixon de Pynchon ? Et hop, passage obligé par des traités d’astronomie, entre autres joyeusetés. Un rude polar ? Ouvrons un précis médico-légal. Un poème de Ginsberg ? Zou, un joint ! Euh pardon, une étude sur la psilocybine dans la culture aztèque. Les possibles sont infinis. Hélas. Tant mieux. Hélas tant mieux.
Septième lecture – Partons du principe que le traducteur a remis sa « copie » – terme éloquent qui n’est pas sans trahir en lui le faussaire assermenté. Ladite copie est donc entre les mains de l’éditeur ou de sa horde d’ouvriers zélés. Là, espérons qu’il y a quelqu’un qui sait faire son boulot et a pris des cours de diplomatie. Mais c’est un sujet à part entière et nous ne nous attarderons pas sur ses méandres. Le fait est que le traducteur reçoit bientôt, comme par un retour de courrier évoquant malicieusement les effets gracieux du boomerang, sa traduction. Elle est désormais assortie de « suggestions », pour rester poli. Quelles que soient l’ampleur et la pertinence desdites suggestions (là encore, un tout autre sujet), il va devoir en tenir compte et se remettre au charbon. Donc, lire les suggestions, lire son texte amélioré (ou défiguré) par les suggestions, refaire des essais, resserrer des boulons, repasser certains plis, prendre la mesure des répercussions de chacune de ces altérations. Cette phase s’appelle communément l’arrachage des cheveux coupés en quatre. Elle mériterait à elle seule un traité de savoir-vivre, une étude sur la susceptibilité et un traité de la vanité. On n’y coupe cependant pas.
Huitième lecture – Cette fois-ci, on approche du but. (J’omettrai à dessein les éventuels va-et-vient supplémentaires de la copie entre éditeur et traducteurs.) Le texte est envoyé en composition et revient au bercail sous forme d’épreuves. Là, on attend du traducteur qu’il soit vigilant mais point trop tatillon. Il doit se relire et non réécrire. Pourtant, c’est là que surviennent, sournois, cruels, les ultimes regrets, les fatals remords. Il connaît tellement son texte qu’il a l’impression de le découvrir – autant dire qu’il frôle la psychose… Mais, en vaillant petit tailleur, il taille, et taille encore. La marge devient son caniveau de prédilection, il y fait un dernier numéro de claquettes.
Neuvième et dernière lecture – Le livre est là, définitif, non modifiable. Le traducteur a reçu ses exemplaires. Il l’hume, le tripote, le retourne, puis, indécrottablement imprudent, l’ouvre. Il admire l’ouvrage achevée. Et, bien sûr, tique. Il tourne les pages, se relit, bronche, sourcille. Il aimerait encore changer des choses. C’est une non-lecture, que celle-ci, une lecture censée redorer l’ego mais qui s’accompagne de pincements au cœur. Oublions-la. Il sera bien temps de la reprendre quand, à la faveur d’une réédition, le traducteur rêvera de pouvoir l’améliorer.
Et c’est là, cher public adoré, ce que l’éditeur paie 21 euros le feuillet (n’entrons pas ici dans des détails bassement matériels). Non pas juste mille cinq cent signes, mais tout un mille-feuille d’efforts accumulés, efforts rendus possibles par une maîtrise passionnée de la langue, un goût pervers pour les recherches, une connaissance vitriolique d’une œuvre, un sens masochiste de l’obstination, une capacité jubilatoire à l’auto-critique, une bonne imprimante et des nerfs solides en cas de plantage informatique.
Voilà. J’espère avoir, par ce rapide topo, suscité autant de vocations que découragé d’éventuelles velléités.
Claro
Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Son dernier livre : "Comment rester immobile quand on est en feu" vient de sortir aux Editions de l'Ogre. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.