L'AUTRE QUOTIDIEN

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Pierre Escot nous ouvre "Le carnet Lambert"

Un calepin mythique aux pouvoirs mystérieux, qu’il s’agirait de faire sien pour vivre et survivre.

Publié en octobre 2015 aux éditions Art & Fiction de Lausanne, cet ouvrage de Pierre Escot, dont j’avais auparavant beaucoup apprécié le « Planning » (2007), propose à la lectrice et au lecteur – mais au-delà, au monde, sans aucun doute – une singulière énigme : qu’est-il donc réellement, ce « Carnet Lambert » dont la présente édition nous offre quelques précieux extraits à l’ordre potentiellement aléatoire (à moins qu’il ne soit savamment agencé, mystère dans le mystère) ? Existe-t-il donc ? Est-il vraiment, comme le laissent supposer certains indices liminaires, un secret précieux que l’on se transmet avec discrétion et révérence au sein de la famille pour en assurer la puissance éternelle ? Est-il un grimoire maudit ? Est-il un livre qui englobe les autres livres ? Est-il un talisman ? Est-il un guide de l’utilisateur ?

Naviguant avec une joie féroce entre différents registres, contigus ou situés à des distances soigneusement étalonnées, le « Carnet Lambert » distille une poésie composite, où voisinent et s’entrechoquent les fulgurances surréalistes, les rapprochements incongrus, les énumérations piégeuses, les processus historiques, les délitements soudains de la parole, les parodies, les incrustations, les mathématiques du droit de la propriété intellectuelle, l’ergonomie de la philosophie, les mises en kit, les estimations actuarielles, les cocons des prises en charge et des doux enveloppements de la volonté, les recommandations de salut public, les aphorismes mystérieux, les injonctions ésotériques ou pratiques, les graffitis arrachés peut-être à quelque porte de lieu d’aisance, les embranchements, les slogans, les déclarations programmatiques, et mêmes les sols en approche potentiellement finale.

Les yeux ouverts
le fardeau imaginaire
la mémoire vive
aucune formule ne restreint la légende.

Carnet Lambert
faites que quelque chose reste droit
n’importe quoi
mais qu’au moins cette chose reste droite
la vue devient de plus en plus faible
faites que je puisse voir encore.

Des hommes sont venus.
Ils parlaient fort pour se vendre
ils n’arrêtent pas de se vendre
entre les biscottes à beurrer et les nouvelles du jour.
Carnet Lambert, tout le monde le sait, ce n’est pas un secret.
Tout le monde le voit mais personne ne l’attrape.

Pierre Escot réussit avec ce « Carnet Lambert » un rare tour de force, une authentique alchimie du verbe qui se déploie subtilement en variant presqu’à l’infini (d’autant plus sans doute qu’il ne s’agit que d’extraits nous laissant fantasmer un corpus complet) ses rythmes et ses modalités. Ce vademecum imaginaire, qu’il s’agirait de décoder au moins partiellement, faute de pouvoir se risquer à une tentative d’épuisement nécessairement vouée à l’échec, arrache à la performance d’art contemporain ce qu’elle peut avoir de meilleur, de plus réellement et subtilement subversif, offrant à la lectrice ou au lecteur un matériau faussement brut, mais véritablement travaillable, malléable et personnalisable, écran de projection idéal de discrets fantasmes politisables assistés par poésie.

J’ai été dépêché, j’ai vu des malfaçons, pages arrachées, recopiées, avidité du mensonge, annuaires du pouvoir, pauvre sifflement de moineau à l’agonie.

On trouvera au détour des pages de ce texte commencé en 2000 et mûri de nombreuses années les échos surprenants et réjouissants de fulgurances ultérieures,  feutrées ou acérées, évoquant peut-être Pierre Senges (« Achab (séquelles) », 2015), Hugues Jallon (« Le début de quelque chose », 2011), ou même Maria Soudaïeva (« Slogans », 2004).

La commande automatique était prête.
La modélisation semblait parfaite.
Je sentais la lame sur ma peau.

Un texte d’une puissance envoûtante qui démontre la puissance radicale et intacte d’une poésie en action qui ne se laisse ni assigner ni démonter.

D’une génération à l’autre
le Carnet est de plus en plus épais
de plus en plus fin
de plus en plus de mots incompréhensibles
de chiffres, de versions contradictoires
de plus en plus de clarté dans l’espace vide.
Plus touffu le motif des vivants
l’origine à la matrice revenue en elle
le souffle, la main s’ouvrait.
La colonne des noms
la profusion des dates
la fin d’avant la fin
rumeur du jour à l’aube
clarté de l’esprit silencieux.

Ce qu’en dit très pertinemment Camille Larbey dans Gonzaï est ici. Ce qu’en dit également très pertinemment Teddy Lonjean dans Un dernier livre avant la fin du monde est . Une superbe lecture de huit minutes par l’auteur peut être écoutée ici.

Le Carnet Lambert – Extraits de Pierre Escot, Editions Art & Fiction /Lausanne
Coup de cœur de Charybde2
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